Sarkis,
67 rue Vergniaud, Hall G,   75013 Paris

Paris le 11 février 2005

Monsieur Nicholas Serota
Directeur
Tate Modern
Bankside
London SE1 9TG

 Cher Monsieur Serota,

Le 9 février, j’ai fait un aller-retour à Londres pour visiter l’exposition de Beuys, et j’en ai profité pour vivre quelques moments dans l’espace magnifique de Nauman, ainsi que dans l’espace presque sacré de Rothko.

Le 10 février, j’ai lu le compte rendu de l’exposition ainsi que votre interview dans le journal « Le Monde ». J’ai été attristé par l’exposition, par le compte rendu et par certains aspects de votre interview.

En 1990, pendant la session que je dirigeais à « L’Institut des Hautes Etudes en Arts Plastiques » (Institut fondé par Pontus Hulten en 1988 à Paris), nous avions posé la question de « L’interprétation des œuvres d’art et leurs mises en espace ». L’idée était de faire une analyse des œuvres qui fonctionnaient mal après la disparition de certains artistes comme Broodthaers (1976), Beuys (1986), Kantor…

Toutes les expositions que j’avais vues de Broodthaers restaient de pâles copies, des imitations d’expositions de M.B. Comme vous le savez, M.B. n’avait jamais fait une exposition qui s’intitulait Marcel Brootdhaers, ses expositions avaient toujours un sujet et un titre : comme par exemple : « L’angélus de Daumier » Après sa mort toutes les expositions s’appelaient : Marcel Broodthaers, avec en plus l’imitation du caractère des lettres qu’il utilisait. Pour le cas de Beuys, c’est un peu plus grave. Vous le savez probablement mieux que moi : les artistes qui ont conçu un art d’installation n’ont jamais laissé de certificats qui imposeraient la monstration et le montage de leurs installations, à l’inverse des minimalistes comme Flavin, Judd, etc… qui donnaient un certificat très précis, à tel point que le certificat signé donnait le droit à l’existence de l’œuvre.

A l’Institut des HEAP, nous avions invité des musiciens, des hommes de théâtre pour parler de l’interprétation au sein de leurs disciplines respectives. D’après Berio, l’idée du chef d’orchestre est née après la Révolution Française quand la musique est sortie du Palais pour aller vers le peuple. Le métier du chef d’orchestre est devenu par la suite un métier à part entière. De même pour le théâtre, où l’interprétation est devenue nécessaire et le métier de metteur en scène un métier à part entière là aussi. Ce n’était plus le compositeur qui interprétait sa musique, ce n’était plus l’écrivain de théâtre qui mettait en scène sa pièce.

On connaît le conflit entre Beckett et Roger Blin concernant « En attendant Godot » en 1955. Beckett a eu une vive réaction envers cette interprétation et lui-même a mis en scène quelques années plus tard son « Godot ». Celle de R. Blin était une grande interprétation, celle de Beckett était mauvaise, car Beckett n’était pas un metteur en scène et R. Blin en était un, c’était son métier.

Le cas de Kantor est aussi différent ; depuis sa mort personne n’a pu mettre en scène ses œuvres. Je ne dis pas que c’est impossible, je crois qu’un jour ce sera possible ; un jour les œuvres de Kantor auront leur metteur en scène.

Je ne veux pas trop vous fatiguer et prendre de votre temps. Vous avez très certainement compris ce que je voulais dire : il est impossible de montrer, c’est-à-dire de faire vivre l’œuvre de Beuys sans qu’elle soit interprétée. Les objets/corps qu’il nous a laissés sont comme des éléments d’une partition (et non pas « un matériel » comme vous le signalez dans votre interview), il faut les « jouer », il faut qu’il y ait une lecture de l’œuvre montée ; il faut faire continuer la vie de l’œuvre.

Pour vous donner un exemple, prenons l’œuvre de Beuys qui se trouve dans la collection du Centre Georges Pompidou. Il s’agit du piano recouvert du feutre avec une croix rouge dessus. L’objet/œuvre est sous protection au Musée, on ne peut plus le toucher, pourtant on a le désir  de le toucher. Pourquoi ? C’est pour sentir si le corps est encore en vie, si le son du piano n’est pas mort… L’œuvre nous invite à un corps à corps. Alors qu’est-ce qu’on doit faire ? comment peut-on faire vivre l’œuvre sans la figer ? Il suffit de suivre et regarder la vie de cette œuvre : à la Documenta 67, il y avait une peau vieillie en feutre du piano accrochée au mur ; à Darmstadt, dans le Block Beuys, il y a une peau vieillie en feutre du piano accrochée dans la deuxième salle, au MNAM il y a une peau vieillie en feutre qui est accrochée à côté du piano, son corps… C’est Beuys qui avait fait changer cette peau au MNAM.

Alors imaginons quelque chose : après un ou deux siècles vous entrez dans une salle d’un musée et vous voyez le Piano avec sa peau en feutre toute neuve au milieu de la salle, et autour de lui, et sur les murs accrochées, une vingtaine, une trentaine de peaux usées ! 

C’est l’essence de l’œuvre qui donne à imaginer une interprétation.

Dans votre exposition, la salle des vitrines, qui créait une nouvelle géométrie, était belle. La salle « the End of the Twentieth Century » était forte, on avait un contact physique et mental. Pour les autres installations un sentiment très « comme il faut » se dégageait. 

J’aimerais croire qu’un jour l’œuvre de Beuys trouvera son interprète, ses interprètes.

Cordialement.


Il est impossible de montrer, c’est-à-dire de faire vivre l’oeuvre de Beuys sans qu’elle soit interprétée.
Les objets/corps qu’il nous a laissés sont comme des éléments d’une partition […],

il faut les « jouer », il faut qu’il y ait une lecture de l’oeuvre montée ;
il faut faire continuer la vie de l’oeuvre…

Sarkis – Lettre au Tate Modern