To the memory of Martin, the beloved father of my daughter Meena.

« Ma passion est venu de mon père et mon absence de peur, de ma mère »
Sarkis, 2007

« Un roman de Stendhal ou un roman de Dostoïevski ne s’individualisent pas comme ceux de La Comédie humaine : et ceux-ci à leur tour ne se distinguent pas les uns les autres comme Ulysse de L’Odyssée. C’est que les marges d’un livre ne sont jamais nettes ni rigoureusement tranchées : par-delà le titre, les premières lignes et le point final, par-delà sa configuration interne et la forme qui l’autonomise, il est pris dans un système de renvois à d’autres livres, d’autres textes, d’autres phrases : noeud dans un réseau. Et ce jeu de renvois n’est pas homologue, selon qu’on a affaire à un traité de mathématiques, à un commentaire de textes, à un récit historique, à un épisode dans un cycle romanesque : ici et là l’unité du livre, même entendue comme un faisceau de rapports, ne peut être considérée comme identique. Un livre a beau se donner comme un objet qu’on a sous la main, il a beau se recroqueviller en ce petit parallélépipède qui l’enferme, son unité est variable et relative. Dès qu’on l’interroge, elle perd son évidence ; elle ne s’indique elle-même, elle ne se construit qu’à partir d’un champ complexe de discours. »
Michel Foucault, L’archéologie du savoir, 1969

Chaque été, l’une des étapes indispensables du séjour stambouliote est la visite du cimetière arménien de Sisli où reposent mes grand-parents, mes grandes tantes et mes grands oncles paternels. Il faut se repérer dans les allées pour retrouver les pierres tombales, enjamber des herbes folles, prendre le temps de soigner les rosiers, nettoyer les stèles en marbre et regarder avec un sentiment étrangement calme les visages souriants de ma grand-mère Diruhi que l’on appelait, Yaya, et de mon grand-père, Garabet Dede, à l’époque de leur mariage. La photographie est colorisée, c’est elle que mon père a choisi pour orner la tombe de ses parents. Ils sont jeunes et beaux, ils semblent heureux. Ma grand-mère portait toujours un rouge à lèvres vif et on le voit sur la photographie imprimée, dessinant le contour de ses lèvres tout en figeant ce sourire pour l’éternité. C’est dans ce même cimetière arménien, havre de paix dès que l’on franchit les lourdes portes, que reposent les Patriarches de Constantinople. C’est au centre du quartier de Sisli que suivant les différentes politiques urbanistiques souvent brutales faisant table rase des bâtiments historiques que l’espace du cimetière s’est trouvé enserré année après année, se protégeant grâce à l’implication de la communauté qui, choyant les arbres, les fleurs, les caveaux, sauvait par là même la mémoire des morts d’une seconde disparition. C’est donc en traversant une rue bruyante et poussiéreuse, courant presque pour éviter de se faire renverser par une voiture que l’on pénètre dans ce jardin des âmes. Souvent, la visite du cimetière arménien se double dans la même journée, de celle du cimetière musulman où sont enterrés mes grand-parents maternels. J’ai toujours vécu avec une grande attention ces moments où les morts sont convoqués. Ces espaces de recueillement sont aussi des lieux de vie, ne serait-ce que par la rapidité et l’amabilité avec lesquelles les vieux messieurs ou les jeunes garçons qui remplissent les brocs en plastique et les seaux d’eau pour arroser les tombes s’empressent à la tâche.

Regarder des garçons de peut-être dix ans dévaler les pentes du cimetière musulman, sautant presque de tombe en tombe comme s’ils jouaient, faisant jusqu’à dix allers retours à la fontaine pour satisfaire celles et ceux qui veulent voir les plantes sur les tombes renaître, l’abreuvoir à oiseaux rempli, le marbre luisant par l’eau qui a été versée et reversée, le tout pour quelques pièces ou billets modestes, sont des moments qui m’ont toujours marquée. Je tournais la tête vers la beauté du paysage ouvrant sur le Bosphore à travers les arbres et je contemplais en silence cette activité de nettoyage. Mes parents se recueillaient avec sérénité, quand nous étions plus jeunes, je me souviens aussi d’y être allé avec mon frère Dork et puis plus tard avec ma fille aînée Meena.

Aller au cimetière arménien, c’est aussi accéder aux bureaux de la direction pour que mon père confirme l’entretien des tombes de sa famille pour l’année. J’avais demandé à mon père de qui il tenait son prénom, il ne savait plus très bien.
Qui était le membre de sa famille qui le portait avant lui ?

L’été 2008, dans un souci de me pencher plus précisément vers cette généalogie, je demandais au monsieur dans le bureau et gérant l’immense registre d’essayer de retrouver parmi la liste des milliers de noms inscrits, ceux des morts avec leurs ascendances et à partir des dates de décès de mon grand-père et de mon arrière-grand-père, de relever les prénoms. Avec une écriture arménienne serrée, une encre de couleur différente selon les époques, les noms listés renvoyaient à une réalité qui rendait la mort à la fois palpable et administrative mais touchait aussi à une mémoire bien particulière lorsqu’il s’agit de préserver une histoire, qui d’une certaine manière reste ouverte, reste à écrire, reste à raconter.

Alors que j’observais le mouvement des arbres par la fenêtre entrouverte donnant sur une partie ensoleillée du cimetière, avec cette lumière jaune si caractéristique du début d’après-midi à Istanbul, le monsieur au registre retrouva le nom « Sarkis » dans notre généalogie familiale : mon père porte le nom de son arrière-grand-père. Cette information n’avait pas une réelle importance en soi, mais paradoxalement, sans savoir pourquoi, je la trouvais rassurante. Je me souviens avoir eu dès l’adolescence un rapport très fort avec cette question de l’origine, des origines, sans doute en raison de la pluralité culturelle dont mes parents étaient issus et par extension des liens continus qui nécessairement se tissaient entre un passé historique et un présent familial. Dans le contexte de mon éducation parisienne au début des années 1970 où encore enfant, rien de ce que le monde comportait comme injustice, pauvreté, pollution, racisme, sexisme, crises en tout genre, ne m’échappait, je trouvais des résonances dans la façon dont mes parents nous confrontaient à ces réalités avec exigence et la vie habituelle que mène un enfant en allant à l’école, en lisant, en jouant.
Étrange période où rude conscience politique et amour filial étaient mêlés.
La radicalité des oeuvres de mon père, son engagement artistique et intellectuel, ses maux de tête récurrents, sa concentration qui jamais ne faillait (il avait et a toujours une capacité extraordinaire à se concentrer en arrivant à s’abstraire de toute activité l’entourant), rejoignaient une douceur de vivre où les dimanches étaient toujours consacrés à une exposition, à un film ou à une promenade, où les dîners finissaient souvent par les fous rires avec ma mère. C’était aussi le moment où, partageant encore la chambre avec mon petit frère, nous jouions à deviner les mots que nous nous écrivions du bout des doigts sur le dos dans l’obscurité.

Mais la question de l’origine était toujours récurrente pour moi, j’en parlais chaque été avec mes grands-parents, demandant de multiplier les récits de leur passé, de revenir sur des souvenirs, sur des goûts, des odeurs. Ma grand-mère paternelle était née en 1909, en tout cas, c’était ce que l’on supposait mais sans connaître le mois de sa naissance, j’avais toujours été troublée par cette impossibilité de confirmer une date. Cela m’est resté dans mon travail d’historienne, toujours voir comment un événement existe au regard d’une date, comment ce qui arrive à un moment est lié conjoncturellement à une situation donnée. De façon intéressante, ce rapport à la date est aussi très présent dans le travail de Sarkis, à la fois comme manière de poser, d’affirmer un début, mais aussi de faire virevolter la temporalité, comme cela a été le cas où, au début des années 1990 il a commencé à repousser les limites d’une chronologie en ajoutant presque systématiquement un zéro aux dates. On fêtait toujours la fête de ma grand-mère le 15 août, le jour de l’Assomption, le jour où Marie s’est élevée « aux cieux », c’est à cette même date que les Arméniens pouvaient commencer à manger le raisin béni. Nous allions alors le chercher lors de la visite au cimetière, de petits sachets de « kus üzümü » étaient disposés sur des tables pliantes à l’entrée du jardin. Enfant, je les mangeais toujours en essayant de comprendre si le fait qu’ils soient bénis changeait leur goût. Je me suis aperçue tard, c’est à dire autour de 11 ans que notre éducation n’avait pas du tout été religieuse. Nous avions grandi dans la conscience de la croyance, mais celle-ci n’était pas nécessairement orientée vers un Dieu en particulier, elle partait plus d’une analyse liée au moment politique qui était vécu dans les années 1970 un peu partout dans le monde. Notre éducation religieuse se faisait en visitant les lieux de culte. Les heures passées dans les églises vénitiennes devant des toiles de Maîtres à écouter mon père décrire les compositions, à souligner l’usage des couleurs, leur emplacement dans l’espace architectural étaient précieuses. Les récits passionnants se rapportaient non seulement à une histoire de la représentation chrétienne où les Vierges étaient plus belles les unes que les autres ou certains Christs avaient la grandeur de leurs souffrances, mais on écoutait aussi en s’abstrayant de la chaleur estivale de Venise et en partant dans des univers différents selon nos personnalités. Je sais que mon frère avait toujours beaucoup aimé le petit chien sur les Carpaccio moi je raffolais des Annonciations et surtout de l’Archange Gabriel. Je sais d’ailleurs que c’est grâce à ces visites d’église où ces peintures et fresques me mettaient dans une grande émotion que j’ai commencé l’histoire de l’art, je voulais comprendre et étudier plus que ressentir. Dans le même temps, je savais que même s’il y avait cette attirance et une généalogie, je ne me sentais pas appartenir à une religion particulière et je vivais des sentiments similaires lorsque je marchais sur les tapis dans une mosquée à Istanbul. La lumière, le silence, les écritures sur les murs blanchis à la chaux, les reflets provoquaient un état paradoxal où battements de coeur s’associait à une grande sérénité. Je savais que la famille de ma mère était musulmane mais que mes grand-parents n’avaient jamais vraiment suivi les rites religieux. Mon grand-père maternel autodidacte polyglotte (il parlait l’arabe, le perse, le français, l’anglais, l’allemand…) regardait la religion avec une distance et ma mère a étudié à Notre Dame de Sion, ce qui montre clairement l’ouverture d’esprit et l’adhésion à une culture cosmopolite surtout représentée d’ailleurs par la culture française, que ce soit par la littérature ou par le cinéma, grands classiques que mes parents s’attachaient à connaître sur le bout des doigts avant même leur venue à Paris. Cet entre-deux culturel que je décris est certes le nôtre à mon frère et moi, mais il était aussi celui de mon père au sein de la culture turque et arménienne qu’il vivait et vit toujours de façon conjointe. Nous savions néanmoins que cela ne passait pas par la religion, il a souvent répété qu’à 16 ans, il ne savait pas s’il deviendrait « prêtre » ou « peintre ». La similarité des termes en français qui pourrait prêter à confusion pour une oreille distraite est intéressante.

Entre cette époque et le moment où il commence son service militaire en 1961, Sarkis raconte qu’il était très influencé par certaines littératures et philosophies, il convoque simultanément dans ses lectures, Bertrand Russell, Rabindranàth Tagore, Fiodor Dostoïevski, Franz Kafka, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, (il lisait ces derniers en français) et évoque une ouverture au monde. Le grand écart entre la philosophie analytique de Russell, l’engagement littéraire et politique de Tagore, l’écriture à la fois sociale et métaphysique de Dostoïevski, la modernité de Kafka, entre le Pays de Galles, le Bengale, la Russie, la Prague austro-hongroise, montre que l’on choisit de s’approprier des références qui dépendent aussi des résonances qu’elles provoquent dans un travail artistique et intellectuel propre. Ainsi l’intérêt de Sarkis pour la fin du XIXe siècle prend-il en compte une approche volontairement cosmopolite de la culture mondiale, faisant de lui, de façon anticipée si l’on se réfère à une actualité de la recherche autour des théories liées à la mondialisation aux histoires coloniales et postcoloniales, un artiste qui pense la globalité à travers ici les formes littéraires et par conséquent les livres, objets en déplacement par excellence. Si dans la continuité d’une éducation française à Saint-Michel, la lecture des écrivains et philosophes français dont les ouvrages sur l’existentialisme sont contemporains de sa période de formation fait sens, le lien avec un pays comme l’Inde s’apparente pour Sarkis à une forme d’amour qui lui a été transmis par un ami passionné et qui ne l’a jamais quitté. On retrouve les références indiennes jusqu’à sa production la plus récente. Car parallèlement à Tagore, il y a les figures représentées dans les grottes d’Ajanta, qu’il découvre reproduites dans une revue, qui lui servent de modèles pour des dizaines de gouaches et qu’il attendra près de quarante ans avant de les voir en vrai, en novembre 2007, lors d’un voyage en Inde. C’est aussi le moment où il dit se « bloquer sur l’Abbé Pierre et sur Van Gogh »1.
« Je connaissais l’Abbé Pierre en étudiant chez les Jésuites. À une période, j’allais tous les jours à la chapelle de Saint-Michel ». Alors que la question religieuse se pose frontalement, il essaye de comprendre ce qui l’en a éloigné. Deux éléments complémentaires, l’un s’apparentant à sa vie personnelle, l’autre à une réflexion plus théologique se croisent. Il y a d’abord la rencontre amoureuse avec ma mère, Isil. Quand il comprend qu’elle occupera une place primordiale dans sa vie, il va voir son professeur de philosophie à Saint-Michel. Cet enseignant religieux était considéré comme le libéral de l’école et il avait besoin de son conseil pour savoir comment gérer cette question de la religion, de la différence de religion, de la relation avec une « femme musulmane ». L’avis du professeur est sans équivoque, pour lui, Isil doit changer de religion. Une réponse qui ne satisfait pas mon père. Le deuxième événement que Sarkis évoque par rapport aux doutes qui commencent à l’habiter au sujet du christianisme porte sur la figure de Judas. Je me souviens que nous cherchions toujours à la repérer sur les représentations de la Dernière Cène que nous voyions dans les musées européens visités (Paris, Venise, Berlin, Bruxelles). Il avoue faire une « fixation » sur Judas, il pense que sans sa trahison, le christianisme s’appuyant sur les Evangiles n’aurait pas existé de la même manière, « c’est l’âge où les suspicions se développent » souligne-t-il. Douter d’une religion dans laquelle on a évolué d’un point de vue culturel en y étant aussi engagé selon une approche philosophique et artistique fait que les désillusions mènent nécessairement vers d’autres ancrages historiques et théoriques. En étudiant les directions que prend son travail pictural à partir de cette époque, on peut presque se réjouir que ces doutes se soient produits. Alors qu’il s’intéresse par exemple pendant une très courte période à Georges Rouault et notamment à ses vitraux et ses peintures religieuses, il va glisser vers Edvard Munch et, comme je le disais plus haut, vers les fresques des grottes d’Ajanta. Si l’on regarde le trait des toiles de Rouault qu’il consacre à la Passion du Christ, on s’aperçoit qu’ils sont épais, révélant sans détour la trace du pinceau, les coulures de la peinture. Alors que le peintre se concentre sur la vie des « pauvres » ou des exclus de la société en affirmant un engagement religieux, il crée un langage visuel que l’on comprend que Sarkis ait pu regarder à un moment où la question de l’expression picturale s’affirmant dans le geste, à la manière de ce que Jackson Pollock, qui vient croiser cette histoire de l’art occidental des années 1950, pouvait revendiquer. Comment trouver une orientation « plastique » en faisant ressentir le matériau, les outils utilisés pour peindre, les couleurs dans leur réalité première mais sans être dans une forme de l’abstraction qui ferait perdre tout pied avec la contemporanéité historique et politique. C’est dans cette recherche que Sarkis se trouve autour des années 1957-58 alors qu’il termine Saint-Michel et qu’il va commencer l’Académie des beaux-arts2. Les glissements culturels sont des éléments qui sont des vecteurs importants pour son travail artistique et intellectuel, il interroge les allers-retours avec, à la manière d’un boomerang, comme point de départ et d’arrivée, Istanbul. « Être à Istanbul et regarder Munch, dit-il, être à Istanbul et regarder Ajanta ».

L’éducation qui passe par les livres et par un apprentissage de l’histoire de l’art à travers les reproductions appartient à tout/e artiste ou intellectuel/le qui regarde vers les pratiques du « centre » depuis « une périphérie ». La richesse historique d’un pays comme la Turquie aux croisements de civilisations ancestrales fondatrices des cultures orientales et occidentales ne peut nullement la renvoyer à un statut périphérique, il se trouve néanmoins que dans le champ de certaines disciplines et notamment celle de l’art contemporain, des centres artistiques bien définis sont répertoriés. La connaissance de ce qui se développe dans ces derniers (situés majoritairement en Europe occidentale et aux États-Unis) s’acquiert par conséquent logiquement à travers ce qui peut être plus largement diffusé, c’est-à-dire, les livres, les revues, les catalogues d’exposition. Une culture des images reproduites laisse place à une autre forme d’imagination. Mon père prenait parfois un ton sévère quand il nous trouvait, mon frère, nos amis, et moi, trop gâtés d’évoluer au sein d’une culture parisienne avec un accès privilégié aux musées et aux oeuvres originales, il nous lançait « j’ai dû attendre 30 ans pour voir cette peinture en vrai » sous-entendant que nous devions être conscients de notre chance lorsque nous faisions l’expérience de l’art en direct. Cette relation à la copie et à l’oeuvre d’art reproduite sur des photographies a été, au-delà de sa période de formation artistique, un questionnement que l’on retrouve dans son usage des images ou des sons enregistrés. Dans sa façon de chercher à penser l’authenticité sans nécessairement favoriser la notion d’originalité, dans sa conscience du déplacement d’un médium à un autre, on saisit que ce qui l’intéresse c’est aussi le parcours qui permet à l’enregistrement visuel ou sonore d’exister.

Avant d’entrer à l’Académie des beaux-arts, il dit avoir dévoré des livres de reproductions de peinture qu’il achetait avec son argent de poche et les pourboires qu’il recevait lorsqu’il distribuait les colis de viande aux clients de son père. Il faisait ses achats à crédit. Ces livres luxueux sur Toulouse Lautrec, Cézanne, Van Gogh, ou encore les Dictionnaires de la peinture moderne et de la peinture abstraite, sont des ouvrages que j’ai à présent dans ma propre bibliothèque et qui m’ont servi pendant mes études d’histoire de l’art. J’aimais beaucoup me référer à des publications françaises achetées à Istanbul et on voyait parfois encore sur certaines d’entre elles, le nom de la librairie dont elles étaient issues, avec le prix en livres turques. Mon père m’a dit lors de l’une de nos conversations qu’il n’aimait pas les lire et ne les lisait d’ailleurs pas. Il regardait en revanche très attentivement les images et ce, même si la qualité des reproductions n’était pas toujours parfaite. « Tu fabules à partir d’une petite chose » dit-il. Cette « fabulation » permet la création d’images mentales qui, par extension, vont permettre de réaliser ses propres fantasmes picturaux.
D’éléments parfois très neutres ou inscrits dans une lignée picturale plus traditionnelle, des gouaches à caractère plus expressionniste surgissent. « Je regardais Raoul Dufy, Georges Rouault aussi, parce que comme Dufy, c’était facile à dessiner ». Du regard attentif porté sur la reproduction, il passe à la réalisation de copies, les premières sont des oeuvres de Van Gogh, mais qu’il considère définitivement comme siennes. Sans doute est-ce là, déjà, une réflexion qui va permettre de le mener vers cette notion d’interprétation qu’il est le premier artiste plasticien contemporain à poser. Refaire une toile de Van Gogh ou de tout autre artiste quand on est peintre soi-même est précisément une manière d’interpréter visuellement ce que l’on regarde, ce que l’on étudie, ce que l’on analyse.
Si dans un registre différent, il affirme connaître Maurice Utrillo par coeur, il confirme ne rien savoir alors de la peinture allemande ou de la peinture américaine. Si les magazines spécialisés qu’il achète sont en français, notamment L’oeil, on saisit alors que lire dans une langue implique aussi d’apprendre une histoire de l’art à travers ce que la culture de cette langue diffuse. En raccourci, si, à la fin des années 1950, alors que Sarkis se tient clairement informé de l’actualité à la veille d’intégrer une école des beaux-arts, ses connaissances de l’art allemand ou américain sont limitées, c’est aussi parce que les revues qu’il consulte omettent de mettre l’accent sur ces aires géographiques qui occupent pourtant a fortiori une place hégémonique dans l’art occidental. Les trois années qu’il passe à Güzel Sanatlar Akademisi (1957-1960) dans la section d’architecture intérieure dont l’entrée était sélective (il explique ce choix par défaut en avouant un compromis avec son père qui souhaitait que des études artistiques puissent impérativement aboutir à un véritable « métier ») ne sont pas satisfaisantes. Même s’il apprend à dessiner des plans, il se nourrit principalement des livres dont il dispose à l’école et regrette qu’aucun enseignement ne lui ait permis de comprendre autrement que par les reproductions la notion même d’espace architectural. Il évoque là encore des revues françaises comme Architecture aujourd’hui dans laquelle il découvre notamment les réalisations d’André Bloch, l’un des membres du comité de rédaction, qui a un moment travaillé sur les architectures d’urgence et a créé des formes organiques qui se rapprochent de la sculpture. Il constate qu’à cette époque, il n’a encore jamais vu d’oeuvres de Marcel Duchamp ou de Jean Arp, qu’il découvre plus tard dans les bibliothèques très bien fournies des Centres culturels allemands d’Istanbul et d’Ankara. « J’étais jusque-là dans une culture de dictionnaires » dit-il, renforçant cette volonté de réfléchir différemment au statut des oeuvres questionnées par la reproduction photographie ou la notice nécessairement réductrice du dictionnaire.
Alors que malgré des études qui ne l’ont pas nourri, cette curiosité pour l’architecture reste vive, il remarque des années plus tard en commentant son intérêt pour les bâtiments dont les fonctions cultuelles ont été transformées (notamment les églises byzantines devenues mosquées à la manière de Sainte-Sophie), l’absence totale de réflexion pédagogique sur l’importance d’un architecte comme Sinan. « Il y avait cinq bâtiments de Sinan à 100 mètres de l’Académie mais pas un seul de nos professeurs n’a évoqué son nom, ni même organisé une visite de ces architectures », précise-t-il irrité « J’avais bien vu son nom dans les livres, mais c’est plus tard, dans les années 1970 que j’ai commencé à m’intéresser plus spécifiquement à lui ». Ironie du sort, l’école s’appelle aujourd’hui Mimar Sinan Güzel Sanatlar Universitesi, je n’ai pas pu vérifier de quand date cet intitulé.

L’importance croissante qu’occupe Sinan dans l’oeuvre de Sarkis, notamment à partir des années 1980 va de pair avec un nouveau regard artistique qu’il porte sur Istanbul, ville dans laquelle il recommence à exposer à partir de 1986. Les visites des mosquées de Sinan comme celles de Süleymaniye à Istanbul ou de Selimiye à Edirne éclairées par les commentaires avisés d’amis spécialistes de l’architecture du XVIe siècle lui font prendre conscience des strates d’une histoire du bâti qui le subjugue. Ce qui l’intéresse, c’est la façon dont une architecture monumentale possède une échelle humaine, la façon dont un lieu de culte, même immense, suggère sans leurre qu’il a des fondations reposant sur la terre ferme, la façon dont l’acoustique sous ses coupoles célestes fait se ricocher le son dans une intimité palpable. Le génie de Sinan vient de cette proximité tant spatiale que temporelle et renvoie à un usage presque matérialiste des éléments qui sont pourtant de l’ordre du sacré. Quand il raconte la façon dont il a conçu sa rétrospective à Istanbul Modern en 2009, Sarkis fait directement référence à cette analogie entre la manière dont Sinan invite la lumière au centre de son édifice et la sienne quand il place sa tête en cristal au milieu de la maquette qui représente son exposition. Ainsi, plusieurs siècles plus tard, cette contemporanéité d’un architecte né en 1489 est-elle révélée par un artiste d’aujourd’hui à travers l’évocation d’éléments qui permettent d’établir des liens directs entre les époques. Il s’agit là d’invoquer un rapport achronologique à l’histoire chez Sarkis qui ramène sans cesse vers le présent des éléments du passé dont l’expérience se vit « ici et maintenant ». Toutefois, ce commentaire peut se faire parce que l’artiste revendique directement ces références. Et avec Sinan, ce qui l’intéresse aussi c’est qu’il soit un architecte impérial à l’époque ottomane, constructeur de mosquées majestueuses tout en étant d’origine arménienne. Il n’est pas ici question d’une forme d’identification mais d’une analyse culturelle et politique de l’architecture et de sa fonction quand l’identité s’apparente, dans le même temps, à un espace minoritaire et à un espace majoritaire.

Durant toute cette période de formation académique, mon père dit avoir peint chez lui sans en parler à personne. Il avait bien sûr des amis dans les ateliers de peinture et de sculpture mais se gardait de leur dire que lui même pratiquait le medium pictural. Je n’ai pas vraiment réussi à comprendre pourquoi il gardait secrète cette activité pourtant inscrite dans son quotidien depuis 1955. Cela fait au moins cinq ans qu’il peint quand il obtient son diplôme et expose quelques mois après pour la première fois ses gouaches dans une galerie municipale de la ville sur Istiklal Caddesi. La sélection se fait sur dossier mais c’est l’exposant qui s’occupe du transport, de l’accrochage, du carton d’invitation et prend en charge tous les frais. Il a alors 22 ans et c’est là que son entourage découvre sa peinture. Si deux ou trois de ses amis avaient connaissance de sa pratique, personne n’avait vu sa production. Cette exposition finalement précoce est celle qui lui permet d’ancrer son statut d’artiste en s’émancipant aussi certainement d’un joug patriarcal. Car tout en revendiquant une autonomie intellectuelle et artistique et atteignant une maturité adulte bien avant l’age officiel de la majorité, mon père a été élevé avec des valeurs poussant au respect familial qu’il ne pouvait pas se permettre de renier sans d’abord (s’)affirmer que sa passion existait en dehors de la semi clandestinité qu’il s’imposait. Exposer c’était lever le secret. Et ce, même si son père rentrait encore parfois du travail en vérifiant que la maison n’avait pas été salie par la peinture. Ce qui frappe sans étonner c’est l’insistance avec laquelle il revient à sa solitude du moment. « J’étais complètement seul. Je vivais seul, je n’appartenais pas à un groupe artistique, je n’allais pas boire des coups avec d’autres artistes. Je faisais un travail très solitaire. » Quand on connaît son sens de l’amitié et de l’écoute, son penchant pour le collectif, on comprend que cette solitude est à cette époque presque une forme de bouclier lui permettant de mettre en oeuvre une recherche picturale sans risque d’être dérangé. Il admet que ses gouaches évoluent dans un espace très subjectif, comme s’il s’agissait d’un « journal peint ».

Le journal est ici ce qui témoigne d’une action quotidienne rendu visible par l’acte de peindre, car les séries sur lesquelles se penche Sarkis n’ont rien d’intimes (dans l’idée de journal et de subjectivité pourrait donner à croire). Il peint la guerre, les deux conflits mondiaux étant à différentes périodes de sa vie, le motif (dans le double sens du mot à savoir le sujet et la raison) de centaines de gouaches. Ainsi, dans cette solitude qu’il évoque, renvoie-t-il directement d’un espace intérieur vers une réalité politique extérieure, vers une historicité. Ce mode de fonctionnement est le sien dès qu’il commence à peindre et qu’il s’installe dans un espace de 2m² sous les combles de l’immeuble, Zabun apt, que ses parents viennent juste de faire construire au n°63 de Çaylak sokak, là où se dressait auparavant une vieille maison stambouliote et juste en face du n°54 où il est né. Il a 17 ans et 1955 est la date de son premier « atelier ». Refuge, l’atelier l’a toujours été pour lui, comme lieu permettant de mettre en adéquation de façon simultanée l’espace mental et l’espace physique dans lequel l’artiste pouvait fusionner. L’atelier est aussi par définition l’endroit où l’on travaille manuellement. Depuis cette chambre minuscule, Sarkis s’appropriera, où qu’il soit, tout espace pour le transformer en univers de travail. Il effectue aussi un renversement d’échelle avec ce dernier puisque dans le cadre de sa pratique artistique, l’atelier devient tour à tour, espace d’exposition ou objet à exposer. S’il appartient à cette génération d’artistes ayant inauguré l’art d’installation et la notion d’in situ proposés par exemple dans l’exposition Quand les attitudes deviennent forme à laquelle il a participé en 1969, et par extension, un art dit « sans atelier ou postatelier » puisque les oeuvres sont produites pour un contexte donné directement dans ce dernier, il n’a jamais remis en cause l’idée d’atelier. Si le musée, la rue, une chambre de bonne, un café, un train, peuvent permettre de travailler, ils occupent dès lors le statut d’atelier car les outils de création sont mobiles à partir du moment où la concentration est possible.

J’évoquais la difficulté de maintenir une continuité chronologique dans ce récit biographique et, Sarkis, le premier, cherche à déséquilibrer les rythmes trop linéaires, en faisant converser des objets qui peuvent être séparés de plusieurs siècles et/ou de milliers de kilomètres. Il crée des rencontres physiques, historiques et conceptuelles entre des pièces archéologiques et des statuettes mythologiques contemporaines, entre un masque africain et un néon, entre une sculpture indienne de collection et un objet récupéré, entre une aquarelle et un article de presse. Ces conversations, comme il les appelle, sont aussi celles qu’il s’applique ou que l’on peut tenter d’appliquer lorsque l’on étudie son travail en le reliant à des événements passés qui sont, de diverses manières, réactualisés. Alors sans tomber dans le piège de l’historien qui s’accroche à une date en essayant de comprendre les causes à effets, celle de 1955, précédemment citée, marque de toute évidence un tournant pour mon père. C’est à partir de là que son intérêt pour la peinture se forge et qu’il fait surgir de façon simultanée des éléments de sa vie en les intégrant à sa pratique de façon frontale, même si cette frontalité met parfois plusieurs années à s’extérioriser. 1955, c’est la construction de l’immeuble portant le nom familial amputé du « yan » avec toute la part symbolique de la maison liée à l’ancrage dans une rue située au coeur de la ville. Cette même date correspondant aussi au moment où il découvre cette image sur une page de revue qui lui servait à emballer la viande et dont il relate à plusieurs reprises l’importance pour lui. Il est saisi sans savoir de quoi il s’agit par cette « tête de foetus qui crie ». Il s’agit du Cri d’Edvard Munch, dont le peintre norvégien a réalisé quatre versions autour de 1893. Mon père a donc 17 ans quand un « jeune étudiant très cultivé » et grand amateur de peinture lui apprend l’origine de cette reproduction. Il est certain que si Sarkis n’en avait pas lui même parlé avec une claire absence de pathos, et ce malgré la charge émotionnelle et symbolique que revêt cette toile, sans doute les interprétations qui accompagnent la rencontre avec ce « cri » auraient-elles été teintées de touches psychologiques un peu stéréotypées. Car cette représentation, il la raccorde aux années où, âgé de 10 ou 11 ans, il se réveille en criant la nuit dans une phase de traumatisme aigu qui fait suite à une opération chirurgicale nasale ratée. Le « Cri de Munch » est un monde en soi. Un lien spécial sur Internet retrace de façon plus ou moins approximative la vie de cette oeuvre si souvent citée, copiée, interprétée et permet de lire le célèbre commentaire de l’artiste : « Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d’un coup le ciel devint rouge sang — je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et la ville — mes amis continuèrent, et j’y restai, tremblant d’anxiété — je sentais un cri infini qui se passait à travers l’univers. »3 On peut s’interroger sur l’interprétation que Sarkis en fait lorsqu’il suggère dans un entretien filmé que « ce n’est pas un enfant qui crie mais un enfant qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre les bruits des animaux provenant d’un abattoir voisin ». L’analogie entre la première vision de cette reproduction sur un papier servant à emballer la viande dans la boucherie de son père et l’abattoir pourrait là aussi mener à une analyse très simplifiée qui pourtant existe. Seulement, il me semble que chaque artiste construit d’une manière ou d’une autre sa mythologie personnelle. L’un des exemples, de surcroit référence importante pour Sarkis qui a contribué à le faire connaître en France, est celui de Joseph Beuys. Celui-ci explique son usage du miel, de la graisse ou du feutre dans son travail artistique en les raccordant aux mêmes matériaux utilisés par les nomades tatares lors des soins qu’ils lui prodiguent quand pilote de la Luftwaffe pendant la seconde guerre mondiale, son avion vient de s’écraser en Crimée. La fonction même du mythe est de construire une croyance sur des bases qui peuvent ne pas être vraies mais dont la remise en cause ne change pas la réalité du récit. « Le mythe est un langage » écrit Roland Barthes en 19574. Et on pourrait ajouter, le langage est une forme d’interprétation et de traduction d’idées réelles ou fictives. Ainsi, lorsque l’historien-ne d’art tente de retracer les différentes étapes de la vie d’un-e artiste, il-elle est dans une contradiction lorsqu’il-elle s’appuie sur les propos de celui ou celle avec qui il-elle converse tout en cherchant à vérifier la véracité des dires en poursuivant par exemple ses recherche dans des archives ou des livres. « Je réclame de vivre pleinement la contradiction de mon temps, qui peut faire d’un sarcasme la condition de la vérité » affirme encore Barthes lorsqu’il conclut son introduction de Mythologies5. Mon idée ici n’est évidemment pas de remettre en cause ce que mon père a pu dire au sujet de sa rencontre avec le Cri de Munch mais plus de comprendre comment à partir de celle-ci il articule sa production rendant manifeste ce qui pouvait rester tacite. Car se référer à une toile si explicitement expressionniste c’est décider de produire un travail qui s’orientera dans une traduction de ce que cette représentation implique. Sarkis a repris maintes fois cette forme criante dans ses travaux, on l’a vue sur des aquarelles, en photo, une version originale a été invitée dans une exposition à Bonn, la version virtuelle du musée d’Oslo a été présentée via webcam au Musée du Louvre, un tirage numérique de grande taille a été affiché à Istanbul. L’histoire de cette reproduction jalonne donc les décennies de travail pour renforcer audelà du mythe les possibilités intrinsèques que la notion d’interprétation suggère. En face du «mythe est un langage » de Barthes, on pourrait placer « une traduction est une forme » de Walter Benjamin. Dans un ensemble de textes recueillis en français sous le titre de Mythe et violence, « la tache du traducteur » qui est une préface écrite par Benjamin en 1923 à la traduction en allemand des Tableaux parisiens de Baudelaire, propose l’analyse suivante : « Une traduction est une forme. Pour la saisir comme telle, il y a lieu de revenir à l’original. Car c’est lui qui contient la loi de cette forme, en tant qu’elle est enclose dans la possibilité même qu’il soit traduit. La question de savoir si une oeuvre est traduisible présente un double sens. Elle peut signifier : parmi la totalité de ses lecteurs, cette oeuvre peut-elle trouver chaque fois le traducteur suffisant ? Ou bien, et mieux : de par son essence supporte-t-elle, et, s’il en est ainsi — conformément à la signification de cette forme —, exige-t-elle d’être traduite ? Par principe, la réponse à la première question n’est que problématique ; à la seconde elle est apodictique. Seule la pensée superficielle, en niant le sens autonome de la seconde, les tiendra pour équivalentes…En sens contraire, il convient de faire observer que certains concepts de relation gardent leur bonne, voire peut-être leur meilleure signification si on ne les réfère pas d’abord exclusivement à l’homme. C’est ainsi qu’on aurait le droit de parler d’une vie ou d’une minute inoubliable, tous les hommes l’eussent-ils oubliée. »6

De toute évidence, le lien que Sarkis établit avec la mémoire d’un moment passe par ce désir de le traduire, la récurrence du renvoi qu’il fait à Munch y participe. Mais 1955 est aussi l’année d’un autre moment déclencheur pour l’artiste, moment lié à « des événements » aussi violents que ce que Le Cri accompagnait comme cauchemars nocturnes mais cette fois à l’échelle d’une ville comme Istanbul, et touchant une partie « minoritaire » de ses habitants à l’époque contemporaine, à peine dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale. De ces « événements » et de leur implication dans son travail, mon père en a très peu parlé, dans une logique familiale de camouflage sans doute, mais aussi parce que sans en parler, les images qui en sont nées ont nourri une très grande partie de son travail artistique. Alors qu’il savait que j’allais écrire ce texte biographique, le récit a surgi, il n’était dès lors plus question de ne pas l’inclure ici.

Les différents événements sont ceux des 6 et 7 septembre 1955 qui laisse Istanbul ravagée avec la destruction de plus de quatre mille habitations, lieux de culte et magasins appartenant à la communauté non-musulmane de la ville.
« Ils ont cassé les vitrines et jeté tout ce qu’il y avait dedans dans la rue. Les odeurs des huiles d’olive, du vinaigre et autres condiments des épiceries se mêlaient aux tissus et aux tapis déroulés dans la rue, l’odeur était une odeur de ville que je sens encore » me dit mon père. Dans Istanbul, souvenirs d’une ville, Orhan Pamuk se remémore lui aussi ces événements marquants : « En 1955, alors que les Britanniques se retiraient de Chypre et que le gouvernement grec s’apprêtait à prendre le contrôle total de l’île, un agent des services secrets turcs fit sauter la maison natale d’Atatürk à Salonique. La nouvelle se répandit dans toute la ville par le biais des journaux d’Istanbul qui grossirent l’événement en sortant une édition spéciale, et une foule hostile aux minorités non musulmanes se rassembla sur la place de Taksim avant de se répandre dans Beyoglu d’abord, vers ces boutiques où nous allions avec ma mère, puis dans tout Istanbul, pour détruire, incendier et piller jusqu’au matin. (…). Au matin, après cette nuit où tout non-musulman courait le risque d’être lynché dans la rue, Beyoglu et l’avenue Istiklal étaient emplis de tout ce qui n’avait pu être emporté des magasins vandalisés aux vitrines et aux portes dévastées, mais avait été saccagé à plaisir. Au-dessus de rouleaux de tissus de toutes sortes et de toutes couleurs, de tas de tapis, de monceaux de vêtements, gisaient des frigidaires, des radios et des machines à laver dont l’usage commençait à se répandre en Turquie. La rue était jonchée de services en porcelaine en miettes, de jouets (à cette époque les meilleures boutiques de jouets se trouvaient à Beyoglu), d’ustensiles de cuisine, d’éclats d’aquariums, très en vogue en ce temps-là et d’abat-jour. De-ci, de-là, on voyait des bicyclettes, des voitures retournées ou incendiées, un piano disloqué ou les mannequins de la vitrine d’un grand magasin, brisés, le regard vers le ciel, renversés en direction de la chaussée couverte de tissus et, même si c’était un peu tard, des chars arrivant pour ramener le calme.
Pendant des années, on parla de ces incidents à la maison, et tous les détails étaient aussi vivants dans ma tête que si je les avais vus de mes propres yeux. »7

Mon père est chez lui, en fin d’après-midi le mardi 6 septembre et entend à la radio que les magasins vont être attaqués, des groupes se forment partout dans la ville et commencent à taper dans les vitres. Il sort et se rend devant le magasin de son père pour le défendre. Le magasin, par miracle, n’est pas détruit, mais une barre de fer heurte la devanture, marque qui restera visible jusqu’à la fermeture de la boucherie au début des années 1980. En revanche le magasin de Siranus (Siranouche) Morakur, sa grande-tante veuve depuis plusieurs années, qui gère seule la boucherie ouverte avec son mari bien-aimé, est entièrement détruit.

Pamuk évoque ces incidents en disant qu’ils avaient été longtemps discutés chez lui, mon père lui ne donne pas de précision quant aux échanges qui ont suivi avec ses parents suite à ces événements d’une grande violence. Comme pour d’autres questions liées à la politique et à la communauté, le non-dit ou le sous-entendu a dû prévaloir, par résignation plus que par crainte. Ces deux sentiments mêlés étant ceux contre lesquels mon père a toujours montré la plus grande résistance. Mais à partir de la vision de ces rues recouvertes de tapis et de tissus, où pèse un silence de mort, les images mentales et concrètes qui en découlent, renvoient à différents moments de son travail et de l’histoire du pays, comme les périodes de couvre-feu vécus par Sarkis pendant la seconde guerre mondiale ou encore celles dont je me souviens moi-même lors du conflit chypriote au début des années 1970. On les retrouve avec les matériaux utilisés comme moyen de recouvrement (rouleaux de goudron, tissus, tapis, feutre) qui permettent de neutraliser les sons et la lumière, l’espace rendu sourd rappelle aussi ce qui n’a pas été ouvertement dit dans le contexte de la famille. « Mes parents gardaient tout pour eux, ils ne nous mêlaient pas à leurs décisions ou à leurs conversations » m’indiquait mon père lors de nos entretiens. « Pour moi, le silence a vraiment un poids avouait-il, à la maison, l’arménien était toujours parlé à voix basse et de façon générale, on ne parlait de rien, on ne se parlait pas entre nous. Mon frère Torkom en a beaucoup souffert, ‘mon père n’a jamais parlé avec moi’ se plaignait-il. » Comme un antidote, Sarkis a fait de la parole une autre expression de la forme revendiquée comme telle, en tant qu’artiste mais aussi en tant qu’enseignant. Sans parler de l’espace de la parole qui provient de l’expérience militante et que l’on retrouve jusque dans le cercle familial : déterrer tout malentendu, clarifier tout propos, faire en sorte que l’on puisse parler quoi qu’il arrive, quoi qu’il en soit. Cet espace de la parole rejoint à partir des années 1990 ses préoccupations autour de la question de l’interprétation des oeuvres et sur les notions d’improvisation et de travail oral qu’il a pu intégrer à son travail plastique. De la même manière qu’il tient à définir ses productions comme des rencontres ou des conversations, je le disais plus haut au sujet des « face à face » entre les objets, il s’implique dans ses expositions par une présence physique et par le dialogue. Être là où sont ses oeuvres pour en parler aux spectateurs anticipe les questions actuelles et parfois malvenues de la médiation telle qu’elle est appliquée dans les institutions artistiques. Mais Sarkis est dans cette exigence de la parole à l’autre de façon explicite depuis le début des années 1970.

Un texte anonyme qu’il produit sous la forme d’une biographie pensée comme acte artistique à l’occasion de son exposition Opération Organe en 1972 à la Kunsthalle de Düsseldorf donne à lire en conclusion : « je sais bien que s’il savait parler l’allemand, Sarkis préférerait être tout le temps dans cette salle de la Kunsthalle de Düsseldorf et aurait parlé avec les gens. C’est pour ça d’ailleurs que ce petit texte qui va remplacer une biographie d’artiste, une liste d’exposition, une bibliographie, va être glissée dans une brochure. PS : ce texte a été envoyé par la poste à la Kunsthalle de Düsseldorf avec la mention « Opération Organe ». ». Le texte est dactylographié et retrace les différentes étapes de sa vie depuis sa naissance le 26 septembre 1938 dans l’hôpital allemand d’Istanbul. Nous sommes certes ici dans la lignée de l’art conceptuel où la dématérialisation de l’objet passe aussi par l’usage de la parole ou de langage, seulement avec Sarkis, la parole ne se substitue pas à l’objet, elle l’accompagne, le devance ou le suit, ils marchent ensemble. La parole contribue à s’extraire du silence.

Mon père me précisait également que ce sont ces événements des 6 et 7 septembre qui ont fait jaillir la question de la différence de manière radicale à l’échelle de la ville et du pays. Avant cela, c’est la famille (et de façon générale, les familles vivant dans cette conscience de la minorité — arménienne, grecque, juive) qui porte cette conscience de la différence. « À partir de ces événements de septembre, il y a une conscience individuelle de la différence».

Quand j’étais enfant, j’interrogeais toujours mes grand-parents pour recueillir leurs témoignages de moments du passé mais malgré le plaisir de raconter les histoires (certaines histoires), je sentais bien que beaucoup de choses n’étaient pas évoquées. Il y avait ces moments de silence, qui en disaient longs mais qui pour moi, jusqu’à un âge plus tardif, ne me permettaient pas de saisir la réalité, sauf en revenant sur certaines questions que je posais à mon père. Alors que ma grand-mère paternelle, Yaya, est celle qui portait en elle de façon la plus visible cette conscience (c’est d’ailleurs elle qui m’a raconté le plus d’histoires liées au passé), elle a occupé et occupe toujours de façon symbolique une place majeure dans la vie de mon père.
Elle est la figure tutélaire, la femme forte, une femme qui porte la famille. « Il y avait toujours une seule personne derrière moi : Yaya » dit-il. Son père travaillait toujours et était physiquement et mentalement fatigué, il rentrait épuisé et « tombait dans le sommeil ».
Ce rapport au travail chez mon grand-père paternel qui appartient à une génération où l’on était obligé de gagner sa vie dès l’adolescence a marqué nécessairement le regard qui peut être porté sur la vie et sur le sacrifice pour la vie. Garabet Dede part pour la France en 1924, il a alors 14 ans, il arrive à Marseille puis vient à Paris, travaille à l’usine dans un atelier de montage de motocyclettes où il a un accident qui invalide son bras droit à vie. Il est ensuite embauché chez Olida (pendant des années il nous demandait de ramener de Paris des boîtes de charcuterie de chez Olida quand nous allions à Istanbul l’été), enfin le soir il travaillait à l’entrée des bars en distribuant les tickets. Mon grand-père revient de France et commence à travailler dans une épicerie. Il rencontre alors ma grand-mère qui travaillait dans un cabinet médical et faisait entre autres les ménages. Ils se courtisent et se marient en 1933 ou 1934. Mon oncle Torkom naît en 1935. Les relations entre les deux frères subissent les conséquences du regard différent que leurs parents portent sur eux. Torkom, l’aîné de trois ans est poussé à suivre la voie familiale sans qu’on lui laisse la possibilité réelle d’exprimer ses choix. Il décide de quitter la Turquie et part vivre avec sa femme et ses deux enfants à Toronto où la communauté arménienne est importante. Mon père, plus indépendant, plus livré à lui-même, s’engage malgré un sentiment d’isolement, à penser la notion de famille de façon élargie, voire comme un tout incluant épouse, enfants, petits-enfants, élèves, oeuvres…Son rapport individuel au collectif change, la formation intellectuelle joue aussi dans le sens d’une expérience qui confirme la possibilité de faire coexister de façon critique matérialisme et spiritualité. Ce que l’on retrouve dans son travail visuel et plastique de manière surtout visible à partir du tournant de 1979 où la couleur arrive, où le rouge et le vert s’accordent, se confrontent, se repoussent, se chevauchent. Le moment de CRISE.

Mon grand-père ouvre sa boucherie après la naissance de son fils aîné en 1935. Chaque matin, il va à 3h30 à l’abattoir de la Corne d’Or pour choisir la viande et revient dans sa boutique où il travaille jusqu’à 21h. Son bras droit, Vasil, est d’origine albanaise. Après la naissance de mon père, mon grand-père repart à l’armée pour la guerre en 1940, d’abord à la frontière vers Edirne, en première ligne. À cette période, il a été enrôlé plusieurs fois et les Arméniens ou les autres membres des minorités étaient souvent les premiers sur le front. En 1940-41 c’est ma grand-mère qui s’occupe seule de la boucherie. Entre 1942 et 1944 est mis en place un impôt sur la fortune (varlik vergisi) destiné à préparer le pays à une éventuelle participation à la seconde guerre mondiale. Même si cette taxe est censée s’adresser à tous les fortunés du pays, ce sont surtout les membres des communautés non musulmanes à qui est imposé un pourcentage plus élevé qui en font les frais et étouffent la plupart de leurs ressources les poussant pour certains à quitter le pays pour échapper aux menaces d’arrestation, de saisie et de spoliation. Beaucoup d’Arméniens partent alors pour l’Argentine. C’est le cas de cousins germains de mon père dont les parents étaient gardiens d’un immeuble à Kurtulus. Sarkis évoque les moments où il leur rendait visite en revenant de l’école, Saint-Michel n’était pas loin. Il dormait parfois là-bas et « s’échappait » pour aller dans un cinéma voisin, il se souvient d’y avoir vu Les Hauts de Hurlevent que William Wyler réalise en 1939. Malgré leur origine modeste à leur arrivée à Istanbul (mon grand-père est originaire de Bilecik, ma grand-mère de Sivas) et le travail constant fourni pour gagner leur vie, mes grand-parents, grâce à la boucherie, s’établissent petit à petit et deviennent des notables du quartier. Mon grand-père est alors connu comme le « boucher blond » (« sari kasap ») et au-delà des notions de classe, ils acquièrent au fur et à mesure des biens qui les intègrent dans une catégorie sociale aisée grâce à leur commerce. Grands dîners, bijoux, vaisselles, fourrures, école privée française pour mon père et biens immobiliers avec la construction de l’immeuble à Caylak Sokak, rue où habitent aussi les soeurs de ma grand-mère, assoit la position patriarcale de Garabet qui prend soin de toute la famille avec l’aval et le soutien infaillible de Yaya. Pour Sarkis, l’importance de cette rue s’érige aussi sur ce lien familial qui a soudé les trois soeurs à vie (l’oncle Zaven, le plus jeune, reste dans mon souvenir d’enfant surtout comme le frère cadet capricieux). Cette fameuse Caylak Sokak marque ainsi à tous les niveaux « la vie et l’oeuvre » de mon père mais aussi, à partir de 1986, une certaine histoire de l’art contemporain en Turquie grâce à la première exposition personnelle qu’il réalise en Turquie depuis son départ en 1964.

Mes deux familles (paternelles et maternelles) se connaissaient depuis des décennies et étaient amies par le biais de mon arrière-grand-mère paternelle et de ma grande-tante maternelle, alors voisines. Ma grande-tante paternelle Sirarpi, la soeur cadette de ma grand-mère, était une femme rieuse et extravagante racontant blagues scabreuses (auxquelles je ne comprenais souvent rien) et récits du passé provoquant l’hilarité de son auditoire ravi. Elle chantait également à merveille les berceuses et les chansons populaires les plus poignantes. Ma grande-tante Siranus (Siranouche), la soeur aînée de ma grand-mère et de Sirarpi, était elle une femme plus sévère, plus intérieure, que je craignais (elle m’obligeait dès l’âge de 7 ans à apprendre les points de crochet et de tricot) mais dont l’austérité cachait une bonté, une dignité, une solitude et une tristesse qui m’émouvaient. Je sais que mon père a grandi entre les deux, apprenant autant de l’une que de l’autre. Sirarpi était l’épouse de l’Oncle Simon, le cordonnier chez qui il avait commencé à travailler à l’âge de 7, 8 ans et où sa tâche consistait à redresser un à un les clous tordus remédiant ainsi à tout gaspillage. Ce rapport au travail qu’il invoque de façon quasi obsessionnelle provient de ce moment. Ayant toujours vu son entourage proche et notamment son père au travail, c’est comme s’il n’y avait aucune autre possibilité de construire une existence sans intégrer au-delà du travail (artistique, intellectuel, alimentaire), le concept même de travail dans ses créations.

Dans le contexte artistique stambouliote très limité que Sarkis décrit à l’aube des années 1960, l’expérience du travail est pour lui une forme de nourriture exclusive. Le musée de peintures et de sculptures présentait essentiellement des oeuvres réalisées par des artistes turcs et beaucoup de copies car lorsque les assistants de l’Académie étaient envoyés en France pour se former, ils devaient rapporter une copie réalisée sur place. Ce sont ces copies qui étaient exposées dans les galeries du musée. La seule peinture originale dont Sarkis se souvient était un petit Bonnard. Il y avait deux galeries, la galerie de la ville (Istiklal Caddesi) et une galerie près du cinéma. Une exposition de Yüksel Aslan en 1959 est l’un des rares souvenirs d’exposition qu’il a. « Aslan était un peintre qui faisait une peinture contraire à ce que l’on avait l’habitude de voir alors, un peu proche de Klee, une peinture pas du tout académique, très libre. Cela m’avait beaucoup intéressé ».

Entre 1961 et 1962, il intègre l’école militaire d’Istanbul à Silahtara pendant six mois puis devient officier au Ministère de l’Armée de Terre à Ankara pendant un an. Cette période du service militaire est l’une des rares que Sarkis a évoquée dès le début des années 1970 quand il faisait référence à sa vie. Elle introduit à nouveau ce rapport au travail ininterrompu, rendant complexe la gestion de son temps où volonté de ne pas en perdre en travaillant de façon incessante et possibilité de se projeter dans une temporalité plus aérienne se juxtaposent. C’est aussi au sein de ce paradoxe que se situe son espace de création : ne surtout pas s’accorder de répit mais s’échapper et s’oxygéner grâce à la production d’oeuvres libres. On retrouve donc ce moment du service militaire décrit dans la notice biographique pour Opération Organe en 1972 : « Cette notion de travail on [la] voit dans la vie de Sarkis à partir de 19608. À ce moment-là il faisait son service en tant que lieutenant dans l’armée turque dans le Ministère de la Défense : la journée commençait à 9h et jusqu’à 17h30 il travaillait en tant qu’officier, de 18h à 1h du matin, il était dessinateur dans des bureaux d’architectes et après 1h30 jusqu’à 3-4h il était artiste peintre ».
Mon père m’expliquait qu’il lui était en effet impossible de se coucher sans peindre chaque jour au moins une gouache sur une feuille de papier. Plus récemment, lors d’un entretien télévisé, il racontait le même épisode du service militaire en redonnant encore le détail des horaires de ses journées et nuits de travail. Il soulignait alors qu’il s’agissait clairement d’une discipline. Mais reprise dans le contexte de cette biographie destinée à son exposition de Düsseldorf, elle contribue à alimenter les allers retours entre « vie et oeuvre » en faisant en sorte qu’elles ne puissent se dissocier. Les rôles multiples auxquels il s’assignait (militaire, dessinateur pour gagner sa vie, artiste-peintre) contribuaient à regarder les peintures produites en tenant compte d’une organisation stricte et d’un rythme imposé alors que les compositions de ces gouaches faisaient basculer assez radicalement cette organisation méthodique qu’elles auraient pu revêtir. Elles revendiquent une certaine « folie », mot que Sarkis utilise fréquemment dans des contextes très différents. La « folie » n’est pas de l’ordre de la déraison, elle est au contraire ce qui permet de s’abstraire aux catégories, aux techniques. Elle permet de gagner un espace de liberté unique, de repousser les limites du cadre, de l’art, elle est à la fois le vecteur de l’idée et ce vers quoi cette dernière tend. Les centaines de gouaches que Sarkis produit alors, d’abord dans l’intimité de son petit atelier d’Istanbul puis à Ankara dans une nuit chargée par la fatigue de la journée, sont comme des représentations visuelles d’images mentales. Elles ne se raccordent à presque rien de connu dans une histoire de l’art, contemporaine de ses réalisations, et si on y retrouve une noirceur, une profondeur, une brillance qui touche à ces références littéraires, picturales, philosophiques qui sont convoquées et qui ont été plus haut mentionnées, il y a volontairement une figuration insaisissable qui a décidé de ne pas être de l’abstraction.

À la fin de l’année 1962, quand le service militaire se termine, Sarkis quitte le bureau d’architectes pour aller travailler, toujours à Ankara, au Ministère de la Reconstruction (Habitats pour le peuple), où il dessine tous les projets. On évoquait ce rapport au travail, et l’on constate que même s’il commence assez tôt à vendre des toiles, l’idée de vivre uniquement de son art ne lui effleure pas encore l’esprit. Il est évident que c’est une question que l’on peut poser pour beaucoup d’artistes de sa génération où l’autonomie d’une production artistique passe par la possibilité de ne pas dépendre du système marchand. Or, en Turquie à une époque où les modèles d’analyse conceptuelle ne sont pas présents, la question se pose certainement différemment. Il faut trouver des solutions pour vivre et pour créer. Si les artistes inscrits dans une pensée critique dans les années 1960 investissent des pratiques qui analysent la place de la valeur économique des oeuvres en les faisant échapper au joug du marché, leur position, éthique et politique, n’en est pas moins financièrement inconfortable. L’économie des moyens et la précarité sont souvent la conséquence de leur intégrité.

La transition entre 1962 et 1963 est importante pour mon père car elle marque aussi le début d’une carrière qui, entre Istanbul et Ankara, laisse entrevoir des perspectives nouvelles pour son travail. Il évoque notamment une rencontre impromptue avec Werner Hoffman, le fameux historien de l’art allemand, qui visite alors Ankara à l’occasion d’une conférence qu’il doit prononcée sur le Blaue Reiter, sa spécialité, au Centre culturel turco-allemand. Sarkis est contacté par un artiste qui estime beaucoup son travail et qui lui propose de montrer quelques gouaches dans le cadre d’un accrochage que Hoffman va voir. Comme il n’y a plus de place sur les murs, Sarkis met les gouaches directement au sol. L’historien de l’art interroge les personnes présentes sur ce parti pris, personne ne lui répond mais il en déduit que c’est là ce qui l’intéresse le plus et salue quelques jours plus tard mon père quand celui-ci se rend à sa conférence. C’est à l’issue de cet épisode que le directeur du Centre culturel turco-allemand lui propose une exposition dans la galerie. Installés à Ankara où ma mère rejoint mon père peu de temps avant leur mariage le 20 septembre 1963, ils évoluent dans un cercle d’artistes et d’intellectuels et habitent la capitale turque jusqu’à l’été 1964, date à laquelle ils retournent à Istanbul.

Dans son introduction à l’ouvrage qu’il co-dirige avec Surreya Evren, User’s Manual Contemporary Art in Turkey 1986-2006, Halil Altindere évoque les personnalités de Altan Gürman et de Sarkis comme les premiers artistes à avoir, au début des années 1960, pensé leur travail selon des « tendances conceptuelles ». « À une époque, écrit-il, où l’académie avait une immense influence sur le contexte et la production artistiques, Gürman réussit à créer de la différence dans sa pratique personnelle et s’établit comme un pionnier de l’art contemporain ; Sarkis, qui déménage à Paris au début des années 1960, concentre lui sa production artistique surtout autour de l’art conceptuel et permet ainsi à un artiste dont les origines sont en Turquie de devenir l’un des plus éminents représentants d’un courant majeur de l’histoire de l’art occidental. »9.

Altan Gürman et Sarkis se rencontrent à Ankara pendant leur service militaire et se lient d’amitié. Le parcours artistique des deux amis est intéressant, même génération (Gürman a trois ans de plus que Sarkis), même volonté de poser un regard inédit sur la notion même de création artistique et enfin, départ à quelques mois d’intervalles pour Paris où ils obtiendront respectivement en 1966 et en 1965 le diplôme de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts.

La décision de partir pour Paris est prise par mes parents dans la logique de leur formation dans des écoles françaises et de la place artistique et intellectuelle qu’occupe la capitale de la France à cette époque.
Les procédures administratives pour organiser le départ sont longues et compliquées. Sarkis négocie avec son père l’obtention d’une « bourse » leur permettant de s’installer. Mon grand-père accepte dans l’optique d’un déplacement familial. « Il y avait quelque chose proche de ‘America America’ se rappelle mon père en citant le film d’Elia Kazan, l’un des fils part, fait carrière, ramène l’autre frère puis le reste de la famille. C’est comme ça que ton grand-père concevait certainement ce voyage alors que nous étions ta mère et moi dans une construction qui s’est avérée totalement étrangère à celle de mes parents ». « Dans l’idée d’un départ pour Paris, il n’y avait pas de décision précise quant à la durée du séjour. C’était un peu au jour le jour. C’est l’existence même qui a décidé des choses, on ne les a pas anticipées ».
Le 18 septembre 1964, après un voyage en train de trois jours et trois nuits où une centaine de gouaches les accompagnent, mes parents arrivent à Paris. Le soir même, ils sont à la Cinémathèque et voient Le Silence d’Ingmar Bergman réalisé par le cinéaste suédois en 1963. À partir de là, l’adaptation à la vie parisienne passera par les centaines d’heures passées dans les cinémas et par les centaines de films vus grâce à l’offre exceptionnelle qui est celle de la ville encore aujourd’hui.

La France dans laquelle ils arrivent est gouvernée par Charles de Gaulle. André Malraux, figure majeure de la littérature et homme politique est alors ministre des affaires culturelles. Grand passionné des arts et fin diplomate, son charisme participe à une visibilité du champ culturel français à l’échelle internationale même si en ce qui concerne plus spécifiquement l’art contemporain, Paris a été détrôné par New York depuis les années 1950. Par la volonté de faire accéder le savoir culturel à tous, Malraux crée les Maisons de la culture où différents domaines artistiques se côtoient sous une forme non hiérarchisée. La place occupée par la politique française à cette période est toutefois marquée par la guerre d’Algérie qui vient d’acquérir son indépendance en 1962 à l’issue d’un conflit dont la violence laisse des marques indélébiles sur la France qui refoule longtemps ce passé colonial.

L’autre guerre qui commence en 1964 est celle du Vietnam dans laquelle les États-Unis s’engagent en lançant des offensives au Nord puis au Sud du pays. En plein développement des médias, la guerre du Vietnam est la première à être diffusée à la télévision participant à une prise de conscience anti-militariste, provoquant maints soulèvements et manifestations contre la politique américaine dans différents pays du monde. Citer ces deux conflits permet de comprendre par ricochet la façon dont les artistes et les intellectuels se sont positionnés dans le cadre d’un engagement social et politique à une des périodes les plus denses du vingtième siècle qui a permis de croiser dans la création artistique la réalité du monde contemporain en déplaçant parfois directement ce dernier dans les oeuvres visuelles. Si le Pop est caractéristique dans les années 1960 d’un art qui emprunte à la culture populaire, à la photographie de presse, à l’actualité et à la publicité sans qu’il soit le mouvement le plus politisé, d’autres formes d’engagement sont repérables dans les actions collectives, les performances et les projets artistiques réalisés dans l’espace urbain.
En France, le mouvement dominant est alors celui du Nouveau Réalisme dont les artistes intègrent au sein de leur processus créatif l’analyse des rebuts de la société et proposent un art où les notions d’accumulation, de récupération et d’assemblage s’agencent autour de problématiques avancées par l’avant-garde et la modernité. L’autre groupe d’artistes qui occupe au même moment une place relativement prépondérante sur la scène française est celui de la Figuration narrative. Sans se définir comme mouvement, les artistes qui y participent inscrivent les différents questionnements de la société contemporaine au sein de leurs toiles. En juillet 1964, une exposition intitulée Mythologies quotidiennes est organisée par Gérard Gassiot-Talabot, Bernard Rancillac et Hervé Télémaque au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Sans directement s’approprier l’esthétique pop, il y a chez ces artistes une volonté d’emprunter tant à la culture populaire que de répondre par leurs travaux figuratifs à une situation politique qu’ils jugent urgente de dénoncer, en renvoyant par exemple fréquemment à la guerre du Vietnam. C’est au sein de ce groupe que mon père commence d’abord à évoluer à son arrivée à Paris. Il n’y a pas de réponse concrète sur la façon dont on intègre ou pas un mouvement sans qu’il en soit un, ni comment des interrogations esthétiques plutôt très différentes peuvent s’établir sur des liens de discussions communes. Sarkis parle assez peu de cette période, comme si elle n’appartenait plus vraiment à son expérience artistique. L’une des raisons qu’il invoque à ce sujet renvoie à la production de collages qu’il avait alors. Ces collages utilisant des coupures de presse, des images de guerre, des photographies de reportage fonctionnaient sur le modèle de bandes rappelant le montage cinématographique ou la pellicule qui permettrait l’enchainement des images suivant un rythme spatio-temporel bien défini. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu plus d’un ou deux de ces collages qui subsistent de cette époque et je me demande même s’il ne s’agissait pas pour l’un d’entre eux de la reproduction d’une oeuvre de 1966 intitulée Après Hiroshima et qui ouvre le catalogue de son exposition Sarkis 26.9.19380 à Bonn en 199510. Cette période que l’on pourrait nommer de transition dans la carrière artistique de mon père conjugue inscription rapide dans la scène de l’art parisien et dans le même temps volonté de s’en extraire dès 1967 à un moment où s’installe une inadéquation entre la pensée éthique et politique qui sous tend les réalisations visuelles et la réalité économique qui favorise des achats conséquents de ces collages par les collectionneurs. Il vit une contradiction où le succès marchand ne vient que renforcer l’impossibilité pour lui de produire des oeuvres « politiques » (parce qu’elles touchent à une critique par exemple de la guerre) dont la destinée première sera celle de décorer des intérieurs. Il décide donc à ce moment précis d’arrêter radicalement la production de ces collages et glisse sans transition en 1967-1968 vers une forme artistique qui est non plus dans la représentation de la guerre mais dans l’emprunt direct à un vocabulaire, à des matériaux, à des objets et à des images militaires. C’est le moment également où mes parents quittent le petit studio dans lequel ils habitent depuis 1966 sur le boulevard Arago à Paris pour s’installer avenue de Choisy dans le même arrondissement. Alors que boulevard Arago, ils dorment, mangent, travaillent dans une seule pièce ; avenue de Choisy, ils disposent d’une cave que mon père commence à utiliser comme lieu de travail et d’exposition sur le modèle d’un laboratoire d’expérimentation caché. Des raisons pratiques relèvent aussi sans doute de la nécessité de quitter l’appartement pendant quelques heures pour s’isoler car je nais le 15 février de l’année 1968 et une contradiction intéressante prévaut entre s’occuper d’un nouveau-né et créer des formes dures, métalliques, de couleur sombre. Dans le même temps, l’usage de tels matériaux répond à une fonction politique qui dialogue avec la période qui précède et rencontre les événements de mai 1968 que mon père va largement suivre et photographier. Ma mère me disait, bien plus tard, qu’elle ne pouvait pas sortir parce que c’était trop dangereux avec un bébé de trois mois dans les bras. La radicalisation des oeuvres de Sarkis suit aussi, il me semble, la conscience intellectuelle qui est la sienne alors qu’il travaille depuis l’automne 1967 dans l’une des galeries les plus importantes du monde de l’art international, la Galerie Sonnabend. Celle ci fondée par l’ancienne épouse de Léo Castelli, Ileana Sonnabend, est dirigée d’une main de fer par cette femme puissante qui en plus de son espace parisien rue Mazarine dans le 6e arrondissement ouvrira sa galerie new-yorkaise au début des années 1970. C’est elle qui montre pour la première fois à Paris les oeuvres d’Andy Warhol ou de Robert Morris, faisant découvrir à la critique et au public français, les personnalités les plus emblématiques de l’art contemporain américain à une époque où l’opinion publique influencée par la politique antiaméricaine de De Gaulle et la violence de la guerre du Vietnam qui bat son plein vit une relation tourmentée avec l’Outre-Atlantique. Si mon père travaille d’abord dans cette galerie pour gagner sa vie en tant que régisseur des expositions, il devient rapidement celui qui pense l’espace de l’accrochage en fonction des oeuvres présentées. Je me demande d’ailleurs au moment où j’écris ces lignes, si cette fonction qui pourrait paraître anodine n’a pas participé à sa conscience de l’exposition comme interprétation qu’il mettra en application une dizaine d’années plus tard précisément dans l’espace de la Galerie Sonnabend où il commence lui même à exposer en avril 1970 avec une installation qu’il intitule Mekkano + Goudron.
En 1971, nous déménageons rue Vergniaud où pour la première fois mon père a son propre atelier au sein du logement et où il pourra réaliser la plupart de ses oeuvres les plus emblématiques de la décennie 1970.

Avoir commencé ce récit biographique par ces souvenirs de cimetières n’était pas anodin. Le lien à la mort, et ce qui reste après la disparition de quelqu’un, existe depuis toujours dans notre famille (quand je dis famille, je fais surtout référence à notre petite tribu composée de ma mère, mon père, mon frère né le 6 aout 1973 et moi) non pas comme une fatalité mais comme une réalité à laquelle il faut se préparer quoi qu’il arrive et surtout en y faisant face avec courage. Je sais qu’en ce qui me concerne pendant des années et encore maintenant, ce courage parfois me manque terriblement même si j’ai été très tôt responsabilisée à ces questions par mes parents et surtout par mon père, à une période où son travail artistique s’articulait, comme je viens de l’écrire, autour des questions d’engagement politique à l’échelle mondiale. Suivant les conséquences directes des manifestations de mai 1968 en France ou de la guerre du Vietnam, mais aussi de toute sorte de conflits, émeutes, contestations qui faisaient basculer l’équilibre économique, social, culturel de notre monde contemporain, l’épreuve du quotidien consistait à mettre en place une logique d’un travail plastique susceptible de rendre compte sans détour de ces réalités en oscillant entre vie familiale habituelle et conscience éthique de la résistance. Je passais des heures dans l’atelier de mon père de la rue Vergniaud, où nous avions emménagé l’année de mes 3 ans. J’observais ces objets militaires, bâches, sacs en toile et en cuir, chinés au marché aux puces, je jouais à me cacher derrière ces formes minimalistes réalisées en larges bandes de scotch noir et installées sur des constructions en mekkano qui, à mon échelle d’enfant, m’intriguaient la journée et me terrorisaient la nuit lorsque ces même formes se détachaient dans l’obscurité de l’atelier de façon menaçante. Mais il me semble quand j’y pense aujourd’hui que ces peurs liées à ces oeuvres allaient dans leur sens. Sarkis ne réalisait pas ces travaux en mekkano, goudron, en matériaux à imprimé camouflage, références directes à la guerre, à la vie des campements, au froid, à la forêt pour créer des sentiments conviviaux. La dureté visuelle et plastique des pièces allait de pair avec ce qu’elles signifiaient d’un point de vue politique. Malgré cela, aucun de ces travaux ne créait en moi de perplexité, même si j’essayais de me raccorder à certaines séries qui convoquaient par exemple des imageries plus enfantines comme ces bambins potelés sur ces gravures que Sarkis avait trouvées à New York. Réalisée en 1973, cette série se composait de plusieurs lithographies représentant des scènes bucoliques où des petits personnages se perdaient dans un décor de nature. Mon père avait isolé de façon méthodique un des enfants habillés de vêtements aux tons pastel, recouvrant tous les autres et le reste de l’image dans son intégralité avec du crayon gras noir et épais. La violence de l’effacement laissait surtout pour moi la place à la fragilité de ces petits personnages habillés de rose et de bleu, à la candeur blonde et légère, images enfantines et féeriques ramenés à un néant par le noir qui les entourait, les encerclait. Cette série était intitulée « classée » et un tampon semblable aux dossiers secrets des services de sécurité policière apparaissait avec le mot « classé » au verso de chaque gravure. Je ne sais pas si ce travail de Sarkis a été exposé mais je sais que je passais de longues heures à regarder la noirceur des traits du crayon sans imaginer que tout dans la disparition des personnages renvoyait à des questionnements sur la façon dont les êtres s’inscrivent dans un espace obscur à partir du moment où leur figure est occultée.
Il me semble qu’à partir de l’atelier de la rue Vergniaud, espace vaste et aéré, la relation au lieu de travail a un peu changé pour mon père. Alors que les autres « ateliers » avaient toujours été des endroits nécessairement plus éphémères au regard de leur taille ou de leurs multiples fonctions, ici, la possibilité pour les oeuvres de s’épanouir dans un volume haut sous plafond mais également la possibilité d’exister dans une temporalité plus étirée, moins liée à l’urgence a créé chez Sarkis une nouvelle analyse de son travail. S’il garde toujours un lien étroit à la notion d’échelle et de résistance (dans le sens aussi physique du mot), il se déplace vers une autre « respiration » pour utiliser un de ses termes. Ainsi, si une analogie était-elle possible, on pourrait dire qu’entre 1968 et 1973, son travail s’apparente à un battement de coeur rapide. Les productions s’organisent au sein d’un réseau mental et spatial qui tient une cadence sonore (l’usage par exemple d’appareils d’enregistrement ou de diffusion est fréquent, on les retrouve dans les installations de Drama of the Tempest, dans Gun Metal, dans l’installation avec les chiens qui aboient sur le Pont des Arts). Et, qu’à partir de 1974, il commence à retenir son souffle. Les installations et les expositions sont pensées en s’appuyant sur l’idée de Blackout, elles sont comme en attente voire en apnée. C’est dans cette optique de l’attente dont les synonymes vont d’une terminologie qui s’apparente à une situation de danger et de protection (affut, guet) jusqu’à un sentiment d’anxiété et d’angoisse, que Sarkis commence à répondre à un contexte politique et artistique qu’il interprète de façon quasi instinctive. Cet instinct est, bien entendu, très réfléchi mais il revendique ce glissement où intuition, stratégie, anticipation, rapport de forces s’organisent dans la façon dont les oeuvres existent dans l’espace. Dans l’atelier de la rue Vergniaud dans lequel mes parents vivent depuis presque quarante ans et dans lequel mon frère et moi avons grandi, les oeuvres, jusqu’à l’achat du magnifique atelier à Villejuif il y a dix ans, ont cohabité en attendant les expositions, en attendant d’être interprétées, en attendant d’être photographiées, en attendant d’être activées. Toutefois, comme je le suggérais plus haut, ces mêmes oeuvres semblaient avoir leur autonomie et cette notion d’attente ne répondait pas chez Sarkis à une forme de passivité. On serait ici plus dans une métaphore du fauve qui attend, silencieux, le corps guindé, de pouvoir sauter sur sa proie. Cet atelier dans lequel enfants nous établissions nos propres repères ludiques était presque comme une forêt tellement les objets présents existaient dans une densité. Ce qui me revient en écrivant, c’est que jamais mon père ne nous a interdit de jouer dans son atelier, nous pouvions nous installer où nous voulions, nous pouvions rapporter nos jeux, nos livres, nos coloriages, nous pouvions même parfois utiliser ses propres matériaux de dessin, les craies, les pastels gras. Il y a un lien intéressant d’ailleurs quand j’y pense à cette façon qu’il a toujours eu de nous impliquer dans son travail, comme pour nous responsabiliser dès notre plus jeune âge à la réalité de la création et à la nécessité d’en avoir conscience. Mais ses demandes étaient toujours en lien avec notre statut d’enfant. Ainsi, m’avait-il demandé de répondre à ma manière à l’invitation qui lui avait été faite par un collectionneur qui tenait le fameux restaurant La Cafetière, dans la même rue que la Galerie Sonnabend. J’avais 7 ans et il souhaitait que je dessine une cafetière dans le creux de ma paume avec un feutre. Ce que je fis, avec une couleur bleue. Il photographia le dessin et ma main, en réalisa un tirage et ce fut sa participation à la collection de La Cafetière. Très heureux, le restaurateur m’invita à déjeuner. Je me rappelle encore de ce moment où toute seule à une table de ce restaurant chic, les pieds ne touchant même pas le sol, mes voisins me regardant médusés et amusés, je mangeais pour la première fois de ma vie un avocat. Je déjeunais en regardant autour de moi, stupéfaite d’avoir accepté une telle invitation alors que c’était sans doute la période où j’étais le plus timide. Mon père me rejoignit au moment du dessert et je fus très soulagée de sa présence. Par cette situation toute simple, je crois qu’il posait dans son éducation les jalons d’une indépendance future. Et puis, ce dessin dans la main, on la retrouve dans sa propre pratique trente ans plus tard avec ses courts films dans lesquels l’aquarelle et la main sont les acteurs principaux. Il y a quelques séquences où mon père peint directement dans le creux de sa main, tenant l’objet représenté et le laissant « couler » ou « brûler ».
De la même manière qu’avec moi, il impliqua mon frère plusieurs fois dans son travail, une fois lorsqu’il lui fit faire une interprétation des chiens-loups en train d’aboyer. C’est mon frère qui dessina les chiens aux pastels de couleurs. Une autre fois, c’est lui aussi qui peignit une partie du bateau sur l’oeuvre Le Voyage du Capt Sarkis. Enfin, lorsqu’à 12 ans, je commençais le violon, mon père m’enregistra en train de jouer la note la plus grave et la plus aigue, moment difficile pour moi qui maîtrisait encore mal cet instrument ingrat. Il intégra ce son dans l’installation Le Rêve du Jour et de la Nuit du Peintre en Bâtiment présentée à la Galerie Sonnabend en 1980.

J’ai l’impression que devenu père, puis grand-père, sa première petite fille Meena est née le 24 février 1995, sa seconde petite fille Lily, le 29 octobre 2003 (et elles ont chacune leur catalogue dédicacé, respectivement celui de Bonn et celui de Montréal), Sarkis a amplifié son amour des enfants pour les intégrer différemment dans son travail des quinze dernières années. Cela passe par l’usage de certaines couleurs, de certains matériaux, par les oeuvres qui se basent sur les vêtements créés et portés par les enfants ou encore par l’aquarelle dans l’eau. Cette technique de son invention qui a pu donner naissance à des centaines de films d’une grande poésie commencés essentiellement lors de sa résidence dans l’atelier de Calder à Saché en 1997 a aussi permis (et permet encore) dans le cadre d’ateliers, à des centaines d’enfants de s’exprimer à travers une forme artistique d’autant plus marquante qu’éphémère.

On évoquait ce lien entre les oeuvres en attente et la façon de pouvoir les faire vivre. Une des expositions majeures de Sarkis qui a permis de faire le lien entre une figure tutélaire de l’art contemporain et son travail avec des enfants est celle qu’il réalise en 2002 au musée de Darmstadt11. C’est là que se trouve le Block Beuys (datant de1969) l’une des seules installations que Joseph Beuys a réalisée lui-même et encore en place dans une collection avec la configuration mise en place par l’artiste. Sarkis souligne « l’expressivité de l’oeuvre [qui] vient de l’espace créé par une attente. Le visiteur qui assiste à une oeuvre de Beuys vit dans un espace qui renvoie au passé et au présent au même moment. Le passé est douloureux ? Et le présent ? Après quelques vécus dans le Block Beuys, j’avais commencé à sentir que ce présent s’éloignait vers le passé. Cet espace qui est né du décalage du passé avec le présent, j’avais l’impression qu’il se rétrécissait. C’est sûrement de cet espace (mental) rétréci qu’est né mon projet de faire visiter les sept salles du Block Beuys à onze enfants habillés en couleurs fluorescentes. » 12

Il serait possible d’établir des liens historiques et artistiques à l’infini en se référant à l’histoire qui coure des années 1970 à aujourd’hui. L’implication des artistes qui ont réfléchi aux moyens de transformer les paramètres de la création plastique en remettant en cause de façon fondamentale les formes d’expression traditionnelle a donné naissance à des pratiques qui intègrent en profondeur les disciplines artistiques autres que les arts plastiques et le champ des sciences humaines et sociales.

Donner, pour la première fois, toutes ces informations biographiques sur Sarkis permet de saisir des éléments de la vie personnelle sans pour autant contribuer à une compréhension élargie du travail réalisé par l’artiste depuis cinquante ans. C’est ce paradoxe là que je souligne dans l’avantpropos que l’on a finalement décider de placer à la fin de ce texte. Proposer sous la forme d’un récit croisé « la vie et l’oeuvre de Sarkis » va dans le sens d’une multitude de pistes qui se rencontrent sans que l’on puisse, malgré des jalons chronologiques tout à fait repérables, mettre en place, par exemple, des catégories d’oeuvres qui découleraient nécessairement de moments vécus. Ces derniers peuvent en effet parfois mettre plusieurs années, voire plusieurs décennies avant d’apparaître ou de réapparaître d’une manière ou d’une autre dans les réalisations plastiques et visuelles.
De façon récurrente, quand Sarkis pense à la production d’un travail, il évoque plusieurs paramètres pour lui insécables : le contexte, le concept et la forme. Il est évident que ce sont là les points de départ de beaucoup d’artistes ayant commencé à exposer dans les années 1960 s’inscrivant surtout aux États-Unis et en Europe dans ce que l’on nomme l’art conceptuel, l’art contextuel, l’art d’installation, l’anti-art etc. autant de processus qui trouvent leur ancrage dans l’exposition devenue historique Quand les attitudes deviennent forme qu’Harald Szeemann organise en 1969 à la Kunsthalle de Bern. Seulement, ces notions, propres à l’art qui est produit à cette époque, fonctionnent différemment chez lui. Le contexte correspond à cette inscription dans la réalité contemporaine englobant le rapport à l’économie, à la politique, à la société, à l’histoire, à l’architecture du lieu qui va accueillir son travail, le concept, au-delà d’une position qui a pu être celle artistes conceptuels décidant volontairement de s’éloigner de la forme, mène pour Sarkis vers cette dernière. Chez lui le concept n’est pas une abstraction et tout en prenant en compte la possibilité d’une dématérialisation de l’objet (notamment à partir d’un détournement des fonctions premières d’un matériau, ainsi, la bande magnétique enregistrée mais que l’on ne peut pas entendre autrement que mentalement), il décide de définir la notion de forme comme étant la possibilité de comprendre le cheminement de la pensée quel que soit le point de départ invoqué. La création d’une forme, l’élaboration d’une forme, la forme qui devient concept, la forme qui répond à une situation sont autant de renvois à la façon dont Sarkis, dès ses toutes premières réalisations analyse à la fois la façon dont il organise son travail, et la façon dont celui-ci va pouvoir continuer son existence, avec ou sans l’artiste. Cette autonomie forcée de l’oeuvre — elle doit coûte que coûte pouvoir (sur)vivre seule — et les métaphores fréquentes liées à une blessure que l’on panse, à une mort que l’on met à distance, à une séparation que l’on prépare, s’orientent autour de paradigmes qui s’articulent autour de l’enfance et à l’indépendance que l’on acquiert tôt ou tard, mais également autour de références que Sarkis convoque de façon directe dans le champ de l’art, de la littérature, de la musique, du cinéma. Ainsi, Joseph Beuys, Thomas Bernhard, Arnold Schönberg, Andreï Tarkovski ou Robert Kramer interrogent tous une forme de mémoire à la fois subjective et collective. Cette oscillation entre le « soi » et le « nous » dans la construction historique touche à des moments de rupture (et notamment la guerre) qu’il ne s’agit pas de combler mais avec lesquels il faut continuer à vivre et à penser. La faille qui advient dans son sens presque géologique est celle qui oriente précisément la forme, celle dont Sarkis parle en la liant au contexte et la faisant émaner d’un concept. Si l’on devait trouver une méthode permettant de comprendre le processus dans lequel l’artiste s’inscrit, on réalise assez rapidement que celle de l’historien est limitée si elle se maintient dans la linéarité chronologique, la logique des micro-événements ponctuant « la vie et l’oeuvre » Sarkis y échappe en créant un réseau complexe où époques passées, présent et moments à venir se raccordent à la vie personnelle sans tomber dans une narration privée. En revanche, celle de l’archéologue prise dans sa référence foucaldienne s’apparenterait mieux à cette méthodologie d’analyse, « l’archéologie, écrit Michel Foucault, n’entreprend pas de traiter comme simultané ce qui se donne comme successif ; elle n’essaie pas de figer le temps et de substituer à son flux d’événements des corrélations qui dessinent une figure immobile. Ce qu’elle met en suspens, c’est le thème que la succession est un absolu : un enchaînement premier et indissociable auquel le discours serait soumis par la loi et la finitude ; c’est aussi le thème qu’il n’y a dans le discours qu’un seul niveau de succession. À ces thèmes, elle substitue des analyses qui font apparaître à la fois les diverses formes de succession qui se superposent dans le discours (et par formes, il ne faut pas entendre simplement les rythmes ou les causes, mais bien les séries ellesmêmes) et la manière dont s’articulent les successions ainsi spécifiées. »13
Il apparaît impossible de privilégier un thème unique pour qualifier ou définir la pratique artistique de Sarkis. Trouver un fil pour rendre tangibles les différentes étapes au sein desquelles se succèdent les formes qu’il a créées consisterait donc à distinguer des successions spatiotemporelles qui même cernées, échapperaient à un sens généalogique continu.

Prenant ses sources dans une multitude de références, renvoyant à des périodes historiques qui font s’entrechoquer les styles, articulant avec la même importance le cinéma, la musique, l’architecture, la peinture, s’appropriant les cultures orientales, occidentales, africaines ou populaires. Concevant son travail comme une réponse politique à l’état du monde contemporain, refusant tout compromis institutionnel et s’adaptant à l’économie dont il dispose, Sarkis occupe une place atypique dans le champ de l’art contemporain depuis les années 1960 tout en s’inscrivant, par sa radicalité et son expérience dans la continuité d’une pensée conceptuelle formée par les pensées philosophiques, sociales et critiques érigées depuis la fin du XIXe siècle.
L’exigence avec laquelle il construit son propre travail tout en créant un moment de réflexion poussant en permanence au réajustement des disciplines et des approches méthodologiques l’éloigne du piège de la transdisciplinarité, notion floue qui au lieu de renforcer l’analyse rigoureuse des champs considérés dilue la spécificité des perspectives artistiques et théoriques. Cette transdisciplinarité, dont l’usage s’est aujourd’hui généralisé au détriment d’un examen spécialisé de la production des arts, devrait plutôt être déplacée vers une possibilité de créer de nouveaux agencements entre les disciplines, d’accepter sans hésiter que l’histoire de l’art se nourrit nécessairement des humanités dans leur ensemble et que réciproquement celles-ci doivent beaucoup à la création visuelle, musicale, théâtrale ou cinématographique.

J’aimerais en guise de conclusion faire un point sur les innovations artistiques de Sarkis qui ont nourri la théorie et l’histoire de l’art en devançant parfois de plusieurs décennies des problématiques essentielles traitées par les critiques et intellectuels travaillant dans ces champs, sans souvent savoir (ou faisant semblant de ne pas savoir) qu’un artiste les avait déjà proposées dans son travail plastique, visuel, spatial, critique. Le premier élément que je souhaiterais poser est le lien entre les oeuvres créées autour de la notion de « trésor de guerre » (Kriegsschatz) et les théories postcoloniales en faisant un détour par l’exposition Magiciens de la Terre. Cette dernière organisée en 1989 par Jean-Hubert Martin, alors directeur du Musée national d’art moderne au Centre Georges Pompidou, présente pour la première fois dans une institution artistique majeure, une exposition d’art contemporain d’envergure avec une sélection qui n’est plus seulement « internationale » (composées d’oeuvres d’artistes issus des habituels pays occidentaux — Europe, États-Unis) mais « mondiale », c’est-à-dire incluant des artistes venant des cinq continents. Magiciens de la Terre dès sa note d’intention suscite maintes controverses et est notamment taxée d’exposition « néo-coloniale ». L’une des raisons invoquées est que les commissaires, qui voyagent aux quatre coins du monde pour sélectionner les artistes, sont tous occidentaux. La critique n’est pourtant pas entièrement fondée. En effet, au-delà des maladresses certaines de l’exposition en tant qu’exposition (mise en espace cloisonnée, rapprochements formalistes, choix d’oeuvres d’artistes non-occidentaux parfois trop folklorique, juxtapositions géographiques et culturelles injustifiées…), cette répétition d’un schéma culturel hégémonique que l’on reproche à la manifestation peut surtout être expliquée par la méconnaissance de ces pratiques artistiques non-occidentales chez les historiens et les critiques d’art contemporain de l’époque et par une incapacité certaine à lire celles-ci à partir des éléments théoriques existants dans le cadre de leurs recherches. Jusque-là, penser les arts produits hors de l’Occident s’apparente à une étude surtout ethnographique de ce que l’on nomme alors encore les « arts primitifs » ou à une approche historique basée sur l’influence que ces pratiques ont pu avoir sur les artistes fondateurs de la modernité au début du XXe siècle.
Cependant, avec Magiciens de la Terre, une nouvelle étape est franchie pour l’histoire de l’art contemporain et c’est là que ce situe l’importance de cette exposition. Par son concept même, elle permet de combler un vide théorique grâce à l’invention de méthodologies nouvelles. Si ces dernières, dans un premier temps, s’appuient sur les disciplines comme l’anthropologie et l’ethnologie communément ancrées dans l’analyse des cultures « autres », une transformation se révèle nécessaire en s’adaptant au contexte de production des oeuvres non-occidentales contemporaines qui souffrent de l’absence d’un espace discursive propre. Comment en effet, prendre en considération les processus de création visuelle de ces artistes contemporains sans tomber systématiquement dans une lecture qui renvoie ces oeuvres vers le passé ou vers ce que l’on croit connaître des rites et traditions ancestrales alors qu’elles s’ancrent au contraire dans une réalité très actuelle ? C’est dans ce cadre historique que l’émergence des théories postcoloniales prend son sens au tournant des années 1990 devenant ainsi un véritable soutien intellectuel pour l’art contemporain créé tant par les artistes d’origine étrangère vivant en Occident que par ceux continuant à travailler dans leur pays de naissance, que ce dernier se situe en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud.
Ces questions de « centres » et « périphéries » sont centrales pour mon père depuis 1976, moment où il intègre dans son processus artistique l’idée de « trésor de guerre » en proposant une analyse très pointue qui critique à la fois l’histoire coloniale ainsi que les pillages qui en ont découlé et la politique de conservation et de monstration des objets ethnographiques dans les institutions muséales. C’est de là que nait toute la réflexion autour du mot Kriegsschatz qu’il décide d’utiliser en allemand car c’est alors en résidence à Berlin grâce au DAAD qu’il fait le lien intrinsèque à ces valeurs de l’art occidentales qui continuent selon lui, par la façon de penser une collection et de l’exposer dans un musée, à appliquer une idéologie colonialiste. C’est à partir de là qu’il commence à intégrer dans ses sculptures et ses installations des images ou directement des objets qui sont originaires de pays non-occidentaux. En 1982, Sarkis est invité par Jean-Hubert Martin à la Biennale de Sydney. C’est là qu’ils discutent vivement autour de la question de savoir si oui ou non les artistes aborigènes doivent voire peuvent participer en tant qu’artistes à part entière à une biennale d’art contemporain dans leur pays. Ces discussions au sein desquelles mon père confirme qu’il est absolument favorable à la participation aborigène sont certainement là les premières ébauches théoriques qui permettront de mettre en place le concept de Magiciens de la Terre quelques années plus tard. Toujours en 1982, il participe à la Documenta 7 de Kassel. Il y présente une installation où la critique de l’institution artistique est affirmée par une mise en espace/mise en scène d’objets qui renvoient aux « trésors de guerre » et qui annoncent les premiers faces à faces précédemment évoquées, faces à faces qui sont ici à la fois des duels et des conversations.

Conscient d’appartenir au monde de l’art eurocentrique dominant tout en étant issu d’un pays où l’art contemporain ne possède pas une place hégémonique, il décide de participer à Magiciens de la Terre en déplaçant au sens propre son exposition Caylak Sokak, qui est, comme il a été dit, la première qu’il ait réalisée à Istanbul plus de vingt ans après son départ en 1986. L’espace de la galerie Maçka est entièrement reconstitué sous la forme de simples estrades en bois autour desquels le spectateur peut tourner et, les objets familiaux devenus sculptures, les aquarelles ainsi que l’unique gouache datant des années 1960, retrouvent la place qu’ils occupaient à Istanbul mais cette fois à Paris dans une exposition qui, symboliquement ouvre l’ère de la globalisation du monde de l’art contemporain. Ce déplacement physique, ce voyage, signifie aussi que la place dans une manifestation d’envergure est éphémère et que ces mêmes oeuvres vont repartir à Istanbul. Sarkis, par la même, interprète à la fois sa propre exposition stambouliote en amenant sa « rue » et sa mémoire à Paris, sa ville de résidence depuis 1964, mais provoque aussi un renversement de ces notions de centres et de périphéries puisque reparties en Turquie, les travaux regagnent leur propre centre. Il participe ainsi par la forme de son projet et dans un espace encore inoccupé par cette pensée dans le champ de l’art exactement à ce que les théoriciens postcoloniaux assoient dans leurs études en prenant en compte les déplacements de territoires, les réajustements culturels, les altérités et les rencontres autour d’identités complémentaires même si, différentes.

Cette question de l’interprétation sur laquelle je suis revenue à plusieurs reprises est l’autre concept central mis en place par mon père, concept qu’il commence à intégrer dans sa pratique en 1980. Il renvoie alors la galerie Sonnabend à la mémoire du lieu qui a été le premier théâtre de Molière. On peut alors lire sur le carton de l’invitation : « La Galerie Sonnabend et l’Ancien Théâtre de Molière vous invitent à une mise en scène de Sarkis ». L’appropriation d’une terminologie d’abord réservée au théâtre, à l’opéra ou au cinéma lui permet de confronter son travail d’installation à la fonction première du bâtiment et ouvre pour la première fois une interrogation sur ce lien qu’il ne cessera dès lors d’établir avec l’interprétation. Ce concept déplacé d’un territoire artistique voit la représentation spatiale non plus seulement se raccorder à l’acteur, le musicien, le metteur en scène ou le chef d’orchestre mais s’apparenter désormais à l’art dit d’installation, inscrit dans le domaine des arts plastiques. Interpréter ses propres travaux, c’est aussi les faire renouer avec une dualité temporelle qui refuse le caractère statique ou pérenne de l’oeuvre d’art et qui revendique le rapport à la mémoire et à l’histoire. Ce même concept est avancé comme une critique de l’institution muséale qui manquant d’imagination ne travaille non pas l’interprétation mais la conservation et la reconstitution. Le rapport à la mémoire est aussi pensé comme une possibilité de dépasser le devenir des artistes qui font des installations et, d’anticiper sur ce qu’il adviendra de leur oeuvre quand ils ne seront plus là. Il y a donc une véritable question éthique et politique qui se pose en voulant donner, grâce à l’interprétation, des solutions afin d’éviter qu’une oeuvre pensée avec sa liberté ne se retrouve piégée dans un contresens par la machine du pouvoir qu’est nécessairement le musée. Sarkis qui était très proche d’artistes comme Marcel Broodthaers et Joseph Beuys, avec qui il avait tissé de forts liens amicaux, n’a pas supporté de voir ce que leurs installations devenaient dans le cadre d’expositions rétrospectives après leur mort.

Il serait impossible ici de revisiter l’ensemble des innombrables expositions de mon père qui se sont appuyées sur cette notion d’interprétation dans la mesure où presque toutes au regard d’une liste qui englobe presque trente ans de création s’adossent sur ce principe. Il est toutefois opportun de citer plusieurs exemples qui proposent un dialogue critique où l’espace d’une oeuvre devient le lieu de la mise en scène. Le premier se réfère à cette exposition intitulée Le décalage entre la lumière de l’éclair et le bruit du tonnerre qu’il réalise en 1993 dans la configuration muséale de l’installation Plight de Joseph Beuys acquise par le Centre Pompidou en 1989 à la Galerie Anthony d’Offay de Londres où l’artiste allemand réalise l’une de ses dernières expositions en 1985 quelques mois avant sa mort en janvier 1986. La reconstitution de cette installation reprend l’exact espace de la galerie londonienne allant jusqu’à construire le sol en parquet original. Pour Sarkis, la configuration de Plight dans les salles du musée consacrées à sa collection confirme toutes les limites institutionnelles où l’oeuvre existe déplacée de son contexte initial pour se retrouver figée voire prisonnière. Dans une période de transition entre deux accrochages de la collection, le Musée national d’art moderne propose à mon père d’investir l’espace de l’installation de Beuys pour y faire sa propre exposition. L’interprétation qu’il propose prend en compte avec ses propres travaux une nouvelle analyse de l’espace pensé par Beuys, il affirme ainsi que la reconstitution d’une oeuvre d’art n’est pas la solution et qu’il est nécessaire d’inventer une autre forme d’exposition libérée des contraintes muséales. Plight, telle qu’elle est aujourd’hui réinstallée au quatrième étage du musée se retrouve pour des raisons de conservation totalement privée de son sens premier puisqu’une barrière en plexiglas empêche dorénavant les spectateurs d’y accéder et par conséquent de prendre pleinement connaissance de l’installation dans son intégralité. Pour Sarkis, ce contre-sens nécessite une mise au point qu’il réalise au moment où ces lignes sont écrites dans le cadre d’une exposition rhizomique, Passages, qui englobe tous les étages du Centre Pompidou, créant une nouvelle interprétation de la fonction plurielle du bâtiment en intervenant du sous-sol (le Forum) jusqu’au dernier étage. L’une de ses interventions est précisément de permettre aux visiteurs de découvrir Plight à des heures déterminées de la semaine et d’accéder à l’installation dorénavant fermée en chaussant des babouches en feutre de couleurs. Reprenant le matériau fétiche de Beuys mais le liant à son propre usage de la couleur (c’est dans son exposition à Darmstadt notamment que cet usage du feutre coloré avait fait son entrée, feutre fabriqué dans la même usine qui fournissait Beuys), Sarkis interpelle l’institution. En permettant au spectateur d’être à la fois l’acteur de son exposition et en soulignant la fonction protectrice des chaussons en feutre, il nargue le musée, piégé par l’obsession de la sécurité et si soucieux de préserver une installation artistique, qu’il lui en fait finalement perdre son essence.
L’autre exemple significatif permettant de saisir la complexité de cette notion d’interprétation appliquée à son propre processus créatif est l’exposition en trois temps que Sarkis propose au Musée d’art contemporain de Lyon en 2002 et qu’il réalise grâce à la complicité de ses directeurs. Sur les 1200 m2 de tout un étage de l’institution, il met en place non pas une manifestation mais trois mises en scène qui se succèdent sous le titre générique de Le monde est illisible, mon coeur si. Chacune des trois étapes prend le nom de « scène » et s’échelonnent sur plusieurs mois transformant l’idée de l’exposition et de sa temporalité en des moments de suspension. Dans la première scène, La brûlure, sont invitées des oeuvres de différentes époques de l’artiste, dans la seconde, L’espace de musique, on écoute une composition de Morton Feldman assis sur des kilims de collection et, enfin, dans la troisième L’ouverture, est invitée l’actualité contemporaine avec des journaux du monde entier qui s’envolent grâce à l’air puissant diffusé par une tuyauterie gigantesque qui enserre tout l’espace vide. Dans le cadre de cette dernière, Sarkis a souhaité laisser la parole à des philosophes et en deux temps, Bernard Stiegler d’abord, Angela David ensuite, viennent rencontrer le public afin de confronter leurs pensées à cette ouverture vers le monde dans le contexte d’une exposition qui se définit comme un forum.
La place de l’interprétation est cette fois presque réflexive, Sarkis jouant avec son concept pour y établir les paradigmes de son processus, en donnant les clés d’une lecture possible de la fonction de l’art au sein de ses enjeux politiques.
En effectuant des allers retours constants entre la subjectivé (le coeur lisible) et le collectif (le monde illisible), il s’atèle à mesurer à l’échelle de son travail la dimension illimitée d’un espace de liberté.

C’est précisément au coeur de cette conversation que sa « vie et son oeuvre » se rencontrent.

Elvan Zabunyan


[1] Sauf mention contraire, toutes les citations de Sarkis sont issues des conversations que nous avons eues lui et moi depuis début 2007.

[2] Sarkis étudie à Saint-Michel de 1950 à 1957. Il commence sa scolarité dans une école élémentaire arménienne (1945-1950) dans le quartier de Beyoglu, non loin de Tarlabasi. Il redouble le cours primaire. Il évoque cette expérience avant Saint-Michel comme peu motivante et peu concluante, « je sentais que j’avais l’esprit ailleurs et je n’arrivais pas à me concentrer sur ce que l’on m’imposait d’apprendre. »

[3] http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cri

[4] Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p.7

[5] Ibidem, p.8

[6] Walter Benjamin, « La tache du traducteur », I. Mythe et violence, Paris, Denoël, 1971, p.262.

[7] Orhan Pamuk, Istanbul, souvenirs d’une ville, Paris, Gallimard, 2007, p.212-215.

[8] On remarque que la façon dont Sarkis gère les dates à cette époque contribue à l’élaboration d’une chronologie qui échappe à la linéarité. En effet, il donnera la date de 1960 comme tournant d’une activité qui devient complètement autonome à partir du moment où il termine l’Académie des Beaux-Arts. Mais par exemple cette période du service commence au même moment alors que dans nos conversations plus récentes, il la datait de 1961-1962, ce que j’ai décidé de garder. On remarque aussi le déplacement des termes, lieutenant/officier, Ministère de l’armée de terre/ministère de la Défense. N’étant pas très familière du vocabulaire militaire ni de l’organisation des Ministères, je laisse les informations telles quelles.

[9] Halil Altindere, Süreyyya Evren (eds), User’s Manual, Contemporary Art in Turkey 1986- 2006, Istanbul, art-ist, 2007, p.3

[10] Sarkis 26.9.19380, Bonn, Kunst-und-Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 1995, p.14.

[11] Sarkis, Der Besuch.Das Gespräch.Die Erwartung (La visite. La conversation.L’attente) Darmstadt, Hessisches Landesmuseum, 2002. Catalogue d’exposition

[12] Sarkis, Der Besuch.Das Gespräch.Die Erwartung (La visite. La conversation.L’attente) Darmstadt, Hessisches Landesmuseum, 2002. Catalogue d’exposition, p. 13 et p.16.

[13] Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 220


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