Depuis longtemps, les expositions de Sarkis adoptent la forme d’une rencontre entre le lieu qu’elles investissent, ses espaces, parfois les œuvres qu’ils abritent, enfin l’exportation qu’y effectue l’artiste de son activité d’atelier. Lors de son exposition en 2000 au Musée-capc de Bordeaux, il déclarait à Érik Bullot :

Ce qui m’intéresse, c’est comment je vais parler dans ce lieu chargé d’une histoire et comment nos deux histoires, la mienne et celle du lieu, vont se rencontrer et produire une image. L’image naît d’une rencontre, d’un écart voire d’une déflagration entre plusieurs points d’impact. Je n’ai jamais fait une exposition sans avoir en tête une Image. Je ne sais pas comment cette image se forme. Il y a une sorte de camera obscura. On est dedans. Si le trou est très petit et la lumière extérieure faible, il faut attendre très longtemps [1].

L’étonnante visite que rend Sarkis à Bourdelle en son musée aura attendu longtemps, peut-être à cause de l’étroitesse de la lucarne de la camera obscura où se rencontrent les deux hommes, et de la difficulté d’y faire naître, ou d’y faire naître vite, une image qui fasse trace. Paradoxalement, la jeunesse stambouliote de Sarkis rangeait Bourdelle du côté de l’Académie, par opposition au moderne et rugueux Rodin [2]. Une visite du musée récemment aménagé, peu après son arrivée à Paris en 1964 restera sans postérité, jusqu’au moment récent où, invité à venir y travailler, il y reprend pied. Plusieurs visites s’accumulent alors, jusqu’à provoquer une nuit, sans avertissement, l’irruption d’une image :

Un matin, je me réveille à quatre heures du matin, et je vois vraiment l’exposition de la grande salle. Je vois. En fin de compte, ce qui me dérangeait beaucoup dans son travail, c’était l’idée de l’échelle, et aussi, bien sûr, du socle, et cette maladie d’aller vers les matériaux nobles. Et ce que j’avais vu, ce que j’avais eu comme image, c’est à partir du Centaure. (…) Il y a une sorte de plafond qui reste au-dessus de la tête du Centaure, vu qu’il baisse la tête, ou bien incline sa tête à quatre-vingt-dix degrés. J’ai cherché la réponse à ça : pourquoi le Centaure avait baissé sa tête ? Je concrétise ça. En fin de compte, c’est comme un nuage rouge ou rose-orange qui sera tendu dans l’espace, et qui va passer à cinq centimètres de la tête du Centaure. Je dessine l’espace à partir de ça. Je fais descendre le Centaure de son socle, par terre, son emplacement est presque celui d’un chef d’orchestre, et le fil tendu va couper certaines sculptures, et pas d’autres. Certaines vont rester sous le tissu, et ce qui va rester au-dessus de ce tissu, c’est le grand maréchal ou général [Monument au Général Alvear], et les quelques figures agrandies ; c’est l’échelle qui domine [3].

L’image ainsi inventée ou surgie concentre un geste pluriel : débarrasser la sculpture de l’élévation artificielle que lui procure son socle (postérieur à sa réalisation, il impose une monumentalité superficielle [4]) ; la (re)déposer sur le sol, réchauffée par un mince lit de feutre rouge, d’où elle surgira. Enfin, grâce la nuée de tissu orangé qui la toise, la transformer en un étalon grâce à quoi mesurer les œuvres qui l’accompagnent dans la grande salle (le Hall des Plâtres), et, par extension, celles qu’abrite le reste du musée.

Comme l’indique la question posée par Sarkis – ou plutôt la transformation d’une image sculptée en une question – ce statut neuf d’étalon de mesure ne découle pas des seules dimensions spatiales du Centaure mourant, ni de son caractère monumental. Il a aussi, et sans doute principalement, à voir avec l’attitude souffrante de la créature, et la protestation muette que son geste adresse aux monumentalités qui l’entourent. Souligné par le plafond coloré et semi-transparent qui paraît l’exiger, ce geste, plus que la hauteur neuve qu’il permet de définir, vaut maintenant comme signal. Pris pour index, il réduit les formes victorieuses qui le surplombent à des ombres plus ou moins dessinées, selon l’heure et la lumière, sur l’écran orange, tendu à l’horizontale, qui les coupe et les rend méconnaissables.

Sarkis se défend d’aucune intention polémique à l’égard de Bourdelle [5]. Le caractère maladif qu’il attribue à son choix presque constant de« matériaux nobles [6]», et la décision d’adopter le Centaure mourant comme étalon de l’exposition indiquent pourtant le caractère de correction thérapeutique qu’il entend imprimer à son intervention. Il s’agit de mesurer et de peser, à l’aide d’instruments inédits, une œuvre que le poids littéral de ses matériaux et les contraintes, formelles et iconographiques, qu’implique la commandite monumentale publique ou privée [7] – l’un et les autres présents dès l’origine dans le projet du musée – , menacent d’obsolescence, c’est-à-dire de disparition devant notre regard.

Mesurer et peser Bourdelle, ce n’est pas seulement ôter aux onze cents kilos de roche que pèse le centaure le poids du socle sur quoi on l’a assis – même si le geste a son importance. Des outils moins massifs et moins lourds serviront à la pesée. Ils restaureront un équilibre que mesure la santé, plutôt que le fléau qui centre les plateaux d’une balance, avec les rapports de masse qui s’y expriment. La pierre et le bronze, le plâtre en tant qu’il leur prélude, impriment aux relations entre forme et matière une stabilité que rend menaçante ou indifférente le désir d’éternité morte qui s’y manifeste. C’est cette stabilité morte que l’intervention de Sarkis vise à souligner et – d’un même élan – à lever. L’intention commande l’ensemble des gestes effectués.

Le premier de ces gestes, on l’a dit, concerne le Centaure mourant. Il fournit à la fois l’image-matrice de l’exposition et l’unité de mesure à l’aune de laquelle évaluer « le poids » de Bourdelle. En sélectionnant le Centaure, Sarkis a choisi une figure récurrente dans la production du sculpteur. Des centaines de dessins témoignent de sa fascination pour une image peu à peu édifiée en emblème des rapports conflictuels entre l’esprit et la matière, et des luttes qui définissent l’individualité de l’artiste [8]. Ce n’est pourtant pas la valeur allégorique ou symbolique dont Bourdelle a doté la figure qui intéresse Sarkis. À la limite, celle-ci a plutôt valeur d’embarras. La manière syncrétique dont le sculpteur s’empare d’une mythologie aujourd’hui caduque pour la rendre porteuse de « thèmes » supposés « éternels », appartient en effet à des intentions d’art aujourd’hui aussi peu probantes que le matériau symbolique qu’elles prétendent s’approprier. Sarkis a pour elles peu de sympathie :

Je n’arrive pas à croire à ça. C’est là comme sujet, pas comme croyance. C’est vrai que je suis beaucoup plus attiré par des gens où je sens cette croyance … des gens comme Rossellini par exemple [9].

Dans ces conditions, le fait que son choix se soit porté sur une œuvre qui ­exceptionnellement, par rapport à un emploi usuel plus convenu des mythologies archaïques –incarnait pour Bourdelle lui-même un problème de croyance, acquiert un intérêt très spécial. Interrogé au moment de sa première livraison au public sur le pourquoi du Centaure mourant, ce dernier répondait : « Il meurt parce qu’on ne croit plus en lui [10]. » Cette réplique fait échapper la mort du Centaure à l’allégorisation abstraite, visant l’éternité, à quoi le condamnait son équivalence précédente avec« l’Esprit complet ». Elle met en abyme le caractère incertain, voire obsolète, du syncrétisme symboliste auquel le sculpteur prêtait obligeamment l’oreille. De fait, le geste du bras droit du Centaure semble à certains égards donner congé à la lourde lyre posée sur sa croupe (son invention a pour fonction principale de supporter le poids du bras en extension), et au modèle d’inspiration poétique qu’elle prétend allégoriser (fig. 2 image du Centaure de profil gauche).

Plus que ces raisons, qu’il ne connaissait pas lorsque l’image de l’exposition s’est imposée à lui, c’est pourtant l’inclinaison de la tête qui a retenu Sarkis, et la tension souffrante qu’elle met en scène.

Cette inclinaison avait une histoire : d’abord celle, récente, que dit la reprise ou citation par Bourdelle d’une tête inclinée qu’il ne pouvait ignorer, et dont il savait que certains de ses contemporains la reconnaîtraient -celle d’une des trois Ombres que Rodin destinait au sommet de la Porte de l’Enfer [11] (fig. 3 Rodin, L’ombre, 1880, bronze, Musée Rodin). Puis une histoire plus ancienne, qui relie cette inclinaison à une série nombreuse de Crucifixions peintes et sculptées. Bourdelle l’avait explicitement exhibée dans la fresque de l’atrium du Théâtre des Champs-Élysées, Mort du dernier Centaure (fig. 4 Mort du dernier centaure), qui donne son point de départ au Centaure mourant. Sarkis, grand « amoureux »du retable d’Issenheim (fig. 5 image de la portion centrale de la Crucifixion, Grünewald, retable d’Issenheim), n’a pu qu’être immédiatement sensible à cette inscription d’une flexion christique dans le corps de la créature mi-cheval mi-homme, et au poids de souffrance qu’elle invite à méditer [12].

Ces précédents ne rendent pourtant pas un compte exact du travail effectué par Bourdelle, ni de sa perception fine par Sarkis. Un des traits les plus apparents du geste de courbure à angle droit qu’accomplit la tête du centaure est en effet d’inscrire l’ensemble de la sculpture à l’intérieur d’un parallépipède rectangulaire (L’extension du bras droit et la lyre qui lui fournit une assise perpendiculaire en confirment eux aussi l’existence). La position de la tête apparaît alors comme réaction aux limites qu’imprime au volume sculpté son hypothétique contenant.

Avec ce geste, Bourdelle inscrit de manière immatérielle, autour d’une sculpture en ronde-bosse, le type de cadre et la contrainte régissant les bas-reliefs qu’il venait d’exécuter pour le Théâtre des Champs-Élysées. La Danse de 1912 en fournit un bon exemple (fig. 6 La Danse, MB br. 778). Les attitudes des figures qu’on y aperçoit sont commandées par la nécessité de se loger dans les limites d’un cadre que, pleinement dressées à la verticale, elles dépasseraient d’un bon tiers. Elles déclarent la réponse dynamique d’un corps à la pression spatiale qui prétend le soumettre.

Lorsqu’il donne pour toise au Centaure un faux-plafond de tissu orangé, Sarkis matérialise la contrainte invisible mise en place par son auteur. Il témoigne à ce titre d’une sensibilité aiguë pour la construction plastique de la sculpture, ici rendue presque tangible. Mais le matériau utilisé, et l’extension de cette limite horizontale supérieure à l’ensemble du luxueux garage à monuments qu’est le Hall des Plâtres, invitent à quitter le domaine essentiellement formel où se déployait l’invention bourdellienne, pour examiner d’un œil neuf ses produits.

Parce qu’il négocie avec succès la toise semi-transparente et souple installée par Sarkis, le Centaure mourant censure en effet ceux des monuments alentour que leurs dimensions et leur verticalité orgueilleuse condamne à une semi-disparition, ou à une dématérialisation imposée: celle que suggère au regard levé leur ombre vague, inscrite sur un tissu qui simultanément les masque et les révèle. A l’opposé, le Centaure redonne aux figures – souvent féminines – qu’épargne cette coupe une échelle plus congrue à ses proportions. Il établit ainsi l’image multiple d’une humanité que cessent de définir des victoires politiques et guerrières -aussi liées soient-elles, iconographiquement parlant, à l’émancipation moderne des peuples -et que caractérise au contraire la dignité dans l’appréhension des circonstances, y compris les plus terribles, enfin la capacité non-résignée à souffrir [13].

On comprend mieux alors que Sarkis, lorsqu’il précisait sa question originelle en : « Pourquoi le centaure a-t-il baissé la tête ? » (plutôt que : « Pourquoi le Centaure baisse-t-il la tête » ?), signalait un authentique changement de registre. Le passé composé signale qu’on a quitté le présent « éternel » où Bourdelle désirait installer ses marbres et ses bronzes, pour une problématique de l’événement qui gouverne le contexte neuf donné aux objets, avec pour vocation explicite de « casser leur formalisme [14] ».

La nuée de tissu qui coupe la hauteur du Hall imprègne ainsi de sa couleur orange la surface des objets installés dans le vaste volume qu’elle a servi à réduire. Associée au pan de feutre roux d’où émerge le Centaure mourant, elle crée une atmosphère neuve, évocatrice de danger et d’une urgence imprécisée. Sarkis compare cette lumière d’incendie à l’effet produit, sur la scène paisible dépeinte au-devant de La tempête de Giorgione, par le lointain ciel d’orage qui gronde à gauche en son fond [15]. Audacieuse, la comparaison est instructive. Elle installe les attitudes immobiles des figures, peintes ou sculptées, dans une histoire – une histoire dont les circonstances aujourd’hui encore mystérieuses, pour ce qui est du tableau de Giorgione [16], et indéterminées dans le cas des sculptures du Hall, réclament du regardeur qu’il se force à les inventer.

Sarkis poursuit cette tactique dans la seconde des interventions thérapeutiques auxquelles il soumet les sculptures de Bourdelle. Cette correctio fraternalis s’applique une nouvelle fois à un des travaux les plus convaincants du sculpteur: une version de hauteur moyenne de sa Pénélope [17] (fig. 7 Pénélope). Une double démarche est là aussi à l’œuvre. Il s’agit d’abord de contrer le caractère massif, lourd, du bronze, en même temps que sa noblesse« Beaux-Arts ». Pour effectuer cela, Sarkis place la sculpture sur un « tapis » fait d’un tissu froissé léger, dont les plis s’accordent en écho ironique avec les cannelures de la tunique de métal de la Pénélope. La légèreté de cette imitation acrylique d’un délicat crêpe de soie, chinée et sans doute en provenance d’une maison de couture, les couleurs rouges et comme aquarellées des coquelicots et roses qui y sont parsemés, contrastent avec la couleur vert sombre, la matière et le poids du bronze patiné.

Attaque seconde, plus subtile encore (au sens propre du mot), de la matérialité lourde qui entache la figure, quelques gouttes d’eau de parfum, répandues chaque jour au sommet de son crâne, procureront l’odeur féminine qui manque au métal. Le nom de l’essence choisie et l’époque de sa création enrichissent l’effet produit par une fragrance d’emblée perceptible, pour un nez contemporain, comme issue du passé. Vol de nuit, inventé et publié en 1933 par Jacques Guerlain, fait référence au roman éponyme publié deux ans auparavant par Saint-Exupéry. Son usage fait de l’attitude d’attente de la sculpture l’analogue possible d’une des figures du roman : moderne Pénélope, une femme d’aviateur attend – en vain, on le saura – le retour de son mari.

Mais c’est un autre élément -le plus immatériel de tous : le son – qui recontextualise le plus efficacement la statue – sans doute parce que Sarkis s’empare ici de l’attitude que construisent les formes modelées par Bourdelle. Tout comme plus tard le Centaure, Pénélope a pour point de départ une peinture bidimensionnelle. Celle-ci, [une esquisse au crayon et à la gouache ?], représente l’élève et future seconde épouse de l’artiste, Cléopatra Sevastos, en contemplation« devant les Hindoux [sic] »du British Museum à Londres [18] (fig. 8 Sévastos devant les Hindoux). Dans la version définitive de l’œuvre, où se laisse deviner l’écho du type de la Pudicité antique [19], le menton incliné de Pénélope posé sur sa main gauche pliée, le bras posé sur son autre bras en renfort, définissent comme une écoute contemplative. Sarkis prend appui sur ce caractère. Durant toute la durée de l’exposition résonneront, dans la salle où est installée la statue, les notes mises en boucle de La vallée des cloches -le cinquième des Miroirs ravéliens et l’une des œuvres les plus debussystes du compositeur. La version présentée, extraite d’un récital de Sviatoslav Richter, donne à l’étagement des plans musicaux et à la profondeur sonore du piano un relief particulier [20]. Posée sur la jonchée fragile des fleurs imprimées, la statue se transforme en invitation fragrante à l’écoute, confondant l’odore di femmina et l’avancée sonore des cloches, étagée ci et là dans l’espace. La silhouette attentive et concentrée de Pénélope éclaire seule ce vol de nuit. Elle médite un souvenir auquel le spectateur devra donner forme [21].

Les interventions de Sarkis parmi les statues de Bourdelle ne possèdent pas toutes cet aspect correctif. Plusieurs consistent dans la présentation positive des aspects processuels qui régissent sa propre pratique, et que tend à réprimer ou dénier la manière sculpturale à laquelle obéissait encore le maître des lieux. L’enfilade des quatre salles du musée qui bordent l’étroit jardin (…) abrite ainsi, rangés sur quatre tables en médium (couleur ?), une série de quarante et un bocaux d’un litre, couvercles ouverts, remplis chacun jusqu’à ras bord de pigment sec d’aquarelle pure. Ces masses compactes, en réserve d’usages futurs, ont pour pendant visuel un nombre équivalent de petits sucriers en porcelaine blanche de Limoges. Leur intérieur est teint des résidus séchés, inégaux, d’un geste antérieurement effectué par Sarkis dans son atelier. Chacune des coupelles, remplies d’eau, a été colorée par une goutte, déposée au pinceau, du pigment avec lequel elle voisine, puis a été laissée sécher à l’air. Avec le temps, l’évaporation de l’eau a abandonné sur les parois un dépôt vif de couleur déshydratée, témoignage de la puissance d’une quantité infime de matière à moduler l’environnement vaste où elle intervient. Sa discrétion infinitésimale, sa durée longue et impersonnelle, rendent le geste difficilement repérable. Son résultat est d’autant plus médusant.

Les ateliers d’aquarelle qu’organise Sarkis au Musée pendant la durée de son exposition prolongent ces 41 bombes d’aquarelle et leurs sucriers. Les potentialités du matériau, manifestées virtuellement au regard par les bocaux et coupelles qui reposent sur les tables, seront actualisées par ceux des visiteurs qui choisiront de s’y investir. Ces séances offriront comme une forme mineure de 1’« école mobile » qui a accompagné plusieurs expositions récentes de l’artiste. Leur organisation met en relief la dimension de conversation publique qu’il imprime à ses interventions, tout comme le fait la place qu’il réserve dans l’espace de l’exposition à d’autres œuvres invitées: celles de Patrick Neu et de Jean-Marie Perdrix.

En proposant à deux autres artistes d’intégrer la partition qu’il invente, Sarkis démultiplie l’hospitalité originellement prodiguée à son égard par la directrice du musée. Il desserre le caractère inévitablement personnel de son adresse, pour en redistribuer les effets. La conversation avec Bourdelle, élargie, acquiert un tour et un ton différents. Déconstruisant le principe de face-à-face qui régit le canon des expositions récemment adopté par le Musée, ce geste donne une teneur affinée, multipersonnelle, aux affirmations déployées dans son espace.

Installés dans {les armoires-vitrines de l’atelier X} en lieu et place des statuettes qui les occupent habituellement, les dessins au noir de fumée que réalise Patrick Neu dans des verres à pied surenchérissent avec ironie sur la préciosité des œuvres qu’ils chassent pour un temps. Leur allure de bibelots fragiles, leur quasi-transparence les destinent par excellence aux étagères et vitrines. Quant à la distillation qu’ils opèrent d’images d’art reproduites avec une minutie obsessionnelle, elle rejoint les techniques de pesage immatériel mises en place ailleurs dans l’exposition, tout en convoquant pour le regard l’histoire de l’art élargie à laquelle continuent d’appartenir les œuvres de la collection -histoire que tend structurellement à minorer la vocation monographique du lieu (fig. image d’un verre. Cri de Munch ?).

Les yaba, djembé et piquets que Jean-Marie Perdrix disperse dans« l’appartement de Bourdelle »ont, eux, d’autres fonctions. Issus d’une collaboration entre le sculpteur et la coopérative Yamba-D, au Burkina-Faso, ils déplacent, au double sens du mot, les techniques de fonte privilégiées par Bourdelle – et plus généralement par la statuaire du XIXè siècle – Rodin compris. Issus de moulages d’objets construits en bois, en corde et en peau à la vocation utilitaire, décorative et parfois spirituelle, ces multiples ont pour matériau une pâte fabriquée à partir de sacs plastiques récupérés. Habituellement abandonnés à une trop lente décomposition, les déchets ainsi collectés et recyclés trouvent des formes et usages inédits. Par ailleurs, leur durabilité, caractéristique précédemment négative, acquiert une vertu neuve. Dépouillées de la patine « beaux-arts » qui les affecte depuis que des matériaux plus modernes se sont emparé des qualités qui conditionnaient l’usage du bronze, après avoir nourri son invention, les tâches du fondeur retrouvent l’évidence qu’elles avaient perdue. La métallurgie cède à une plasturgie non moins artisanale, mais organisée autour d’un matériau qui allie la légèreté à la résistance. Réduite par l’histoire européenne de l’art au statut de Muse primitive de la Modernité, l’Afrique, minorité présente au Musée essentiellement sous la forme coloniale des archives photographiques et des quelques objets collectionnés par Bourdelle, se fraie, avec cette exposition dans l’intimité de la chambre de l’artiste, une place inédite, et toute contemporaine.

Dans une petite salle attenante au Grand Garage des Monuments, Sarkis montre enfin un film où paraissent les objets de son atelier. Filmés en négatif couleur, ces fantômes évidés, aux teintes presque entièrement désaturées, offrent un écho distancié, mais d’une discrétion presque ostentatoire, à l’ordonnance d’objets fermes et solides qui occupe l’atelier de Bourdelle (fig. Photogrammes de film). Ils font aussi écho, plus immédiatement, à une autre entreprise du sculpteur: la photographie.

Sarkis n’a pas souhaité l’explorer, sans doute parce que, trop proche, elle défaisait le système d’oppositions claires qui organise la« partition »de l’exposition. Bourdelle en usait pourtant avec régularité, principalement pour fixer des points de vue sur ses sculptures, sans doute aussi pour déjouer la lourdeur massive des« matériaux nobles » qui sous-tendent sa pratique ordinaire, et jouir des formes qu’il avait modelées sans les augmenter de ce poids [22]La parenté des transparences lumineuses que favorise Sarkis, dans les films ici présentés comme dans des images montrées ailleurs, avec les expérimentations poudreuses de l’Autoportrait au guerrier mourant (fig. , MB PV 19112, 1898-1899), de Bourdelle et ses Combattants Bruxelles 1901 (1902-1906) (fig. , épreuve au gélatino-bromure d’argent, MB PH 114), ou avec les négatifs d’un Modèle posant nu (1902 1903) (fig. , négatif sur verre, INV PV 1892), ou du Baiser (fig. négatif sur verre, masque à la gouache, MB PH 1908), instaure une conversation inédite entre les deux artistes, par­ delà les intentions qui fondent la démarche du premier.

Les importantes archives photographiques amassées par Bourdelle, déjà mimées à distance par les verres dessinés de Patrick Neu, offrent un premier lieu virtuel à cette conversation. Même si transparaît clairement le simple statut d’auxiliaire auquel le sculpteur vouait ces collections d’images, les traces multiples qu’elles exhibent de leur usage dépassent les inventions plastiques syncrétiques qu’elles lui ont permis de fabriquer. Elles esquissent en filigrane un atlas visuel défait de toute ambition synthétique, et rassemblant, en vue de montages ultérieurs, les fragments épars accumulés par une histoire personnelle.

Mais la conversation muette entre les deux artistes n’apparaît nulle part mieux que dans le Coin J’atelier éclairé la nuit (1899) (fig. MB PH I90) : une lampe posée au sol hors-champs, source unique de lumière, y octroie aux plâtres et terres nocturnes qu’elle illumine la consistance visuelle de négatifs photographiques. L’atelier s’y transforme déjà en une camera obscura. Défaits de toute matérialité – sinon pelliculaire et semi­transparente – , les fragments désordonnés que capture l’œil machinique acquièrent une forme neuve d’existence. Soustraites à la nuit, retournées, sous forme d’empreinte lumineuse du passé, vers l’événement que commémore la prise de vue, les formes bâties par le statuaire intègrent la vie finie à laquelle il prétendait les soustraire. Elles acquièrent in fine la légèreté que leurs matériaux semblaient interdire -celle de l’image.

« Tu pèses avec deux choses qui vivent séparées, mais tu pèses l’une par l’autre. Tu pèses Bourdelle avec l’immatérialité », déclarait liminaire ment Sarkis pour expliquer sa future entreprise [23]. Sans doute le fléau« immatériel »dont il use est-il déjà présent, au titre de noyau cristallin ou de mère, chez celui que désire soumettre cette évaluation. C’est alors l’élégance de l’opération effectuée par Sarkis que de ne pas s’arrêter au seuil qu’il lui fixe, et de poursuivre son chemin souterrain plus loin, jusqu’aux tiroirs que Bourdelle, posthumement (c’est-à-dire inconnaissablement) secoué et ému par la conversation de ses hôtes, ouvre en retour pour les offrir à leur regard, puis, enfin, au nôtre.

Jean-Philippe Antoine, Paris, novembre 2006.


[1] Sarkis, cité par Érik Bullot,« Kiosque pour Sarkis », dans Sarkis 2I.0I.2000 /09.04.2000, capc-Musée d’art contemporain, Bordeaux, 2000, n. p.

[2] « Je connaissais son travail, même d’Istanbul. Les ateliers académiques regardaient plus Bourdelle que Rodin. » Conversation avec l’artiste, Paris, 16 octobre 2006. Cette manière de voir respectait la chronologie, qui voit succéder Bourdelle à Rodin. Mais elle néglige la dette du second envers le premier : praticien de Rodin à partir de 1893, Bourdelle entretient avec lui des rapports dont témoignent, outre l’ouvrage rédigé sur son maître, des emprunts plastiques parfois très directs, comme on le verra bientôt.

[3] Ibid.

[4] « Le socle ne fait pas partie de l’échelle de la sculpture, donc je l’amène au sol, et là la sculpture trouve son échelle », ibid.

[5] « Je suis invité dans cet endroit qui appartient à Bourdelle. Ce n’est pas une exposition 100% de moi, c’est une conversation … Mais je ne viens rien casser. » Conversation avec l’artiste, ibid.

[6] « Apprends à respecter la masse de ton marbre », conseille par exemple Bourdelle à son élève. Voir Antoine Bourdelle, La matière et l’esprit dans l’art, Presses Littéraires de France, Paris, 1952, P.27.

[7] Contraintes que reconnaissait Bourdelle lui-même. Il affirmait à un de ses biographes, paraît-il« avec amertume » : « Tous mes monuments sont des sujets imposés ». Voir Sandor Kemeri, Visage de Bourdelle, Armand Colin, Paris, 1931, p. 187, cité dans Marina Lambraki-Plaka, Bourdelle et la Grèce. Les sources antiques de l’œuvre de Bourdelle, Athènes, 1985, p. 162.

[8] Dans une lettre de 1914, Bourdelle écrit ainsi, justement à propos du Centaure mourant : « Le Centaure représente l’esprit complet – esprit et matière assemblée – et ils étaient pour les Anciens les éducateurs des héros, et devins, et poètes-éducateurs. » Lettre à G. Thomas du 22 février 1914, citée par Marina Lambraki-Plaka, op. cit., p. 161. Un bronze de 1910, L’Esprit maîtrisant la Matière, met déjà en scène le corps-à-corps entre un Centaure et Minotaure. Le premier y enfonce un poignard dans la tête du second.

[9] Conversation avec l’artiste, ibid. Il est intéressant que le nom spontanément opposé par Sarkis à Bourdelle soit celui d’un cinéaste, à savoir de quelqu’un qui use d’une pellicule plastique et de sa projection lumineuse, plutôt que des matériaux « lourds » du statuaire.

[10] A. Bourdelle, cité par A. Rouzet, E. A. Bourdelle et la décoration sculptée du Théâtre des Champs-Elysées, mémoire présenté à l’Université libre de Bruxelles, 1955-56, p. ?

[11] La figure de Pierre de Wissant, dans l’état définitif du groupe des Bourgeois de Calais, constitue un autre précédent. Elle accentue la dette de Bourdelle à l’égard de Rodin, tout en faisant signe vers une réminiscence commune aux deux artistes : le tourment des Esclaves de Michel-Ange.

[12] La torsion que rejoue Bourdelle se distingue cependant des précédentes par sa direction : elle s’oriente vers la droite, et non vers la gauche comme toutes celles qu’on vient de signaler (à l’exception significative des Esclaves ?).

[13] La proximité visuelle avec la figure de Pierre de Wissant des Bourgeois de Calais, mais aussi avec l’Esclave michelangelesque ou la Crucifixion de Grünewald, prend ici tout son sens. La torsion de la tête et l’extension du cou et des épaules s’y révèlent comme un Beste de tension douloureuse.

[14] Conversation avec l’artiste, ibid.

[15] Ibid. Le ciel orange vaudrait donc aussi en fonction de son assonance avec cet ancien ciel d’orage.

[16] Voir à propos de La tempête l’ouvrage classique de Salvatore Settis, L’invention d’un tableau : La Tempête de Giorgione, Minuit, Paris, I987.

[17] Plusieurs versions de la Pénélope, comme déjà du Centaure, sont visibles dans le parcours du Musée. Elles attestent le caractère multiple attaché à beaucoup de travaux du sculpteur.

[18] Voir Marina Lambraki-Plaka, op. cit., p. 58.

[19] Voir ibid., p. 59-60.

[20] Sviatoslav Richter, Richter rediscovered, Récital, Carnegie Hall, décembre 1960, RCA, 2001.

[21] 1933, l’année de création du parfum, est aussi celle de l’incendie du Reichstag et de l’accession au pouvoir de Hitler en Allemagne. Parfum, tissu et musique jouent en ce sens le rôle d’une contre-« contre-image »potentielle, prenant valeur de rappel prophétique. Le vol de nuit qu’écoute attentivement Pénélope, les pieds posés sur son lit de fleurs, n’est pas seulement celui, lyrique, qu’ils semblent d’abord appeler. Il déclare aussi le« trésor de souffrance » (Leidschatz) contre lequel se blinde préventivement la figure. Sur le concept de contre-image (Nachbild), voirJoseph Beuys, Die Multiples, Edition Schellmann, Munich-New York, SchirmeriMosel, p. II. Sur celui, warburgien, de Leidschatz, et sur son usage par Sarkis, voir Doris von Drateln,« Sarkis », Kunstforum, vol. 114 (1991), p. 290­-315, cité par Uwe Fleckner, dans« ‘The treasury of human suffering becornes the possession ofmankind.’ Sarkis, Warburg and the social memory in art », dans Id. (sous la direction de), The Treasure Chests of Mnemosyne. Selected texts on memory theory from Plato to Derrida, Verlag der Kunst, 1998, p 14-15.

[22] Sur tous ces aspects, voir l’ouvrage de Véronique Gautherin, L’œil et la main. Bourdelle et la photographie, Musée Bourdelle, Paris-Musées-Editions Eric Koehler, 2000. L’auteur y cite cette réminiscence du sculpteur concernant les pratiques de … Rodin :« Parfois (…) dans ses ateliers de Meudon, nous éclairions le soir de grands marbres antiques. Armés d’une bougie, nous faisions tourner sa lueur et l’ombre et la lumière s’épousant sur le marbre, faisaient naître à nos yeux et successivement, toutes les formes des chefs-d’œuvre. Les plans s’établissaient, la lumière ondulait sur l’ombre, l’ombre tremblait sur la lumière. Et plus l’art était grand, plus le contact semblait troublé de deux forces entremêlées. »Bourdelle, Ecrits sur l’Art et sur la vie, Plon, Paris, 1955, p. I22 Qe souligne), cité ibid., p. 201.

[23] Conversation avec l’artiste cit.

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