« Au commencement, l’apparition ». C’est le titre du film 1.
Commencement trivial : nous ne voyons d’abord que le fond d’une cuvette, un peu comme ces bacs en plastique utilisés par les photographes, dans leur laboratoire, pour plonger les images latentes dans un bain d’où elles ne ressortiront qu’une fois « révélées ». Pas d’image, encore : l’attente. Sur le fond du bac est juste peint, épais — gros pinceau, pigment laque — un grand K rouge un peu penché. Ce pourrait être pi, la lettre grecque. Cela ressemble même à un pictogramme chinois, et pourrait évoquer, par exemple, le caractère yuanqi, ou « souffle primordial », qu’utilisait Guo Ruoxu, lettré chinois du XIe siècle, pour calligraphier ce que peindre veut dire 2. Mais bientôt, à droite, dans le coin supérieur de l’écran, surgit un filet de lait.

Le lait coule, délicatement, sans à-coups. Quelqu’un — l’artiste, invisible mais tout proche, on l’entendrait presque respirer dans ce grand silence — verse le lait. À mesure que le liquide blanc prend possession des lieux, se forme une nouvelle matière qui va devenir l’invasive voilure, le milieu même de l’écran. Le fond du bac disparaît peu à peu. La lettre rouge laisse une ruine erratique, un vestige, puis une simple trace, puis une lacune à peine visible en-dessous du lait et qui va disparaître, elle aussi. Au moment où ce processus s’instaure, on s’aperçoit qu’une auréole de lumière blanche a pris possession de la partie gauche de cet écran de lait. Ce n’est autre que le reflet d’une lampe de travail qui, à la fois, éclaire le lait et se rend visible par lui, à sa surface qui tremble et, donc, fait trembler tout l’espace visible. Le lait continue de couler : il crée une profondeur. Avec cette profondeur, il crée un petit remous qui révélera encore, au point de chute, le rouge de la lettre noyée. Le reflet s’agite. Quelques bulles s’égarent et viennent se résorber dans le blanc. Tout s’apaise. Tout à coup, surgit une ombre fine suivie d’un doigt humain. L’artiste était donc bien là, tout proche. Voici son corps. Et le doigt, calmement, d’une volonté aussi ferme que délicate, se pose non pas « sur » le lait, mais, dirai-je plutôt, « dans » le lait. Il traverse la profondeur liquide, il entre. Il s’immobilise, il a touché le fond. Autour de lui se forme une auréole irrégulière, un petit tourbillon de pigment rouge. On s’aperçoit alors que le doigt lui-même était rougi de peinture (une aquarelle qui ne s’accroche pas, qui extravague spontanément dans le liquide blanc qu’elle vient de rencontrer). Puis, le doigt se retire. À ce moment — moment magique, et c’est là qu’on se souvient du mot « apparition » — se forme une fleur rouge à la surface de lait. Elle ne se pose ni ne s’étend. Non, elle se forme en se rétractant, en se rétrécissant légèrement, comme si elle cherchait son point de plus grande intensité possible. Elle se forme en laissant l’impression que quelque chose d’elle est aspiré dans le fond. C’est admirable et quelque peu inquiétant : comme si le lait était, soudain, plus profond que prévu.

Tout s’apaise à nouveau. Puis, tout recommence une fois. Le doigt revient, insiste, cherche un peu dans le fond. Alors cela fait mal, comme quand on dit « mettre le doigt dans la plaie ». La flaque informe s’agrandit. Le doigt se retire enfin. Une autre fleur rouge, plus grande, aussi belle, aussi libre et parfaite, se forme dans le lait. C’est presque un paysage — pourtant si proche, si incarné — ou une lettre inconnue issue d’une simple fleur elle-même issue d’un simple contact avec le liquide blanc.

Par l’ascétisme et le lyrisme de ses images, le film de Sarkis évoquera, sans doute, les natures mortes filmées de Paradjanov, notamment lorsque commence Sayat Nova : les trois grenades et le couteau qui « saignent » sur le linge blanc, la main rouge du poètemusicien, les tas de laine teinte qui s’écrasent sur les plateaux… Mais, du point de vue de sa composition et de son lien à l’espace de l’atelier, le dispositif de ce film, comme de la série qu’il prolonge 3, s’apparenterait plutôt à ces livres de « recettes » qui ont fleuri au Moyen Âge et ont culminé dans le Manuel du Mont Athos, le Libro dell’arte de Cennino Cennini ou, plus tard, le Trattato della pittura de Léonard de Vinci. Dans ces films, le peintre — qui travaille pour l’occasion, comme les maîtres d’autrefois, avec des assistants — tient le pinceau et la caméra en même temps. Celle-ci nous met donc dans l’intimité de l’artiste, non pas la personne biographique, mais le corps vu de près dans l’exercice de ses gestes techniques. Ayant vu ces films, on pourrait presque reconnaître Sarkis dans une foule au simple regard de ses mains, de comment elles bougent. À l’instar du Manuel du Mont Athos, du Libro dell’arte ou du Trattato della pittura, ces films sont composés en une longue suite de très courts chapitres. Et comme eux ils nous tutoient — « Tu procéderas comme suit 4… » — ne serait-ce que par la proximité, la familiarité qu’ils nous offrent au regard des ustensiles, bols, liquides, matériaux, supports, pinceaux et gestes du peintre. Comme eux, ils nous émerveillent et nous éduquent : légèreté poétique et précision technique ensemble. Mais, d’abord, que nous enseigne ce film ? Fallait-il apprendre à tremper son doigt dans la peinture rouge, puis dans un récipient de lait ? Évidemment, l’enjeu n’est pas ici technique au sens du procédé, mais de la procédure, voire du paradigme 5. Il s’agit, comme l’indique bien le titre du film, de commencer à savoir ce que c’est que produire une apparition. Or, nous apprenons qu’une apparition, si simple soit-elle — comme cette fleur rouge qui apparaît dans la blancheur d’un lait — exige la mise en œuvre de toute une dramaturgie : il faut une lettre au moins, soit un trésor symbolique, mais capable de disparaître un temps, noyé, toujours là néanmoins, dans le milieu matériel de l’apparition ; il faut un bol, pour que l’apparition s’appuie sur quelque chose, trouve son cadre et ne se disperse pas à vau-l’eau ; il faut un lait, en tout cas un véhicule et un « liant » de l’apparition ; il faut un rai, c’est-à-dire une lumière qui rende tout cela visible, fût-ce pour un bref moment ; et, enfin, il faut un tact, c’est-à-dire un acte corporel capable, comme on l’a vu dans ce film, de bouleverser la surface des choses et de rendre au fond sa puissance d’affleurer sous nos yeux, fût-ce en y faisant tache. Philosophiquement, on pourrait dire qu’à toute apparition il faut sans doute un langage que l’on puisse interloquer sans l’oublier pour autant ; un fond qui s’ouvre soudain ; un milieu matériel qui s’impose alors ; une condition de visibilité pour tout cela ; et, enfin, un corps qui agit, qui se meut, qui fait l’expérience d’une telle apparition.

Comme les autres de cette série « au commencement,… » — dans laquelle le mot johannique « verbe » n’apparaîtra pas, supplanté ici par « le cri », là par « la nuit » — ce petit film propose une sorte de fable technique. Technique, parce qu’elle décrit une chaîne opératoire très simple mais très précise, ce qui ne l’empêche pas d’être surprenante ; fable, parce qu’elle assume d’emblée, par sa présentation même, une valeur plus générale, d’ordre philosophique ou poétique. Comme dans le Manuel du Mont Athos ou dans le Libro dell’arte de Cennini, le jeu réciproque des matières colorantes ne va pas sans une réflexion plus fondamentale sur les puissances de la chair, c’est-à-dire sur l’incarnation 6. Comme dans le Trattato della pittura, la cuisine d’atelier ne va pas sans la conscience d’une « tâche infinie » du questionnement devant le monde 7. Dans ces conditions, le lait de « au commencement, l’apparition » est plus que du lait, comme le « peint » est plus que de la peinture dans le film intitulé « au commencement, le pain qui nage ». Dans ces films, la boîte d’aquarelles ressemble à une marquetterie d’Asie centrale ; le bol de métal ressemble à un calice byzantin ; le bol en porcelaine blanche ressemble à un objet familial tel que Paradjanov savait si bien les filmer (Sarkis me parle aussi du bol de lait dans Stalker de Tarkovski, film sur lequel il a produit une série d’aquarelles) ; le petit son de cloche sur quoi nombre de séquences débutent ressemble à la scansion d’un rituel japonais ; la cire en fusion qui coule, goutte à goutte, dans l’eau claire et prend forme immédiatement ressemble, quant à elle, à une technique divinatoire. Mais pourquoi ce lait est-il plus que du lait ? Il serait juste, mais insuffisant, de répondre en disant qu’il participe au grand poème de paraboles construit, à n’en pas douter, par Sarkis. D’abord, ce lait est l’occasion de montrer un geste pictural. Il se substitue — à même l’écran que nous oppose le film lui-même — au mur enduit pour la fresque, à la toile blanche de la peinture de chevalet ou à la simple feuille granuleuse de l’aquarelle. Si Pline l’Ancien a raison lorsqu’il constate que l’acte de peindre accompagne tous nos geste de vie, y compris ceux de la mort — « puisque l’on décore de peinture jusqu’aux […] bûchers » funéraires qui vont eux-mêmes partir en cendres avec le cadavre immolé 8 — alors il ne faut pas s’étonner que les menus gestes du peintre condensent, à même leur technicité, tout le noeud anthropologique des rapports entre la nature et la culture, l’humanité et les choses inertes, la vie et le trépas.

Le lait de cette Apparition très picturale se souvient probablement que les Anciens peignaient au lait. Non seulement ils coagulaient, caillaient ou « bleuissaient » le lait pour fabriquer cette colle de fromage qui sert à préparer les fonds de panneaux d’autels — « On coupe en très petits morceaux du fromage mou, on le lave avec de l’eau chaude, dans un mortier, avec un pilon, jusqu’à ce que l’eau sorte pure, à plusieurs reprises. Puis le même fromage, pressé avec la main, est mis dans de l’eau froide, jusqu’à ce qu’il se durcisse. Après cela, on le broie très menu sur une table de bois bien unie avec un autre bois ; on le met de nouveau dans le mortier, on le broie avec soin avec le pilon, en y ajoutant de l’eau et de la chaux vive, jusqu’à ce qu’il devienne épais comme de la lie. Les panneaux d’autels assemblés au moyen de cette colle adhèrent si solidement, après s’être desséchés, que la chaleur ni l’humidité ne les peut disjoindre 9 » — mais encore ils utilisaient le lait comme liant pigmentaire : pittura con latte, dit-on, par exemple, dans l’Italie médiévale. Les éléments gras y servent à homogénéiser, la caséine adhère et durcit. On trouve déjà ces matériaux dans les peintures rupestres du Sahara. On utilise le lait caillé ou, par analogie de texture et de couleur, le lait de chaux (chaux éteinte, pulvérisée, tamisée et délayée dans de l’eau) pour la préparation des supports. On ajoute de la céruse, du plâtre, des os calcinés, des coquilles d’œufs. On utilise aussi le lait de figue, comme le recommande Cennini, ou le lait d’encaustique. On désigne par lait de montagne ou lait de roche différentes variétés de carbonates de calcium 10. Un Mémoire sur la peinture au lait fut encore consacré, à la fin du XVIIIe siècle, par un certain Cadet-de-Vaux 11. Même chose pour ce bol que l’on retrouve partout dans les films de Sarkis, que l’on retrouve aussi, en bonne place dans son atelier, comme une relique desséchée avec ses restes de cire craquelée issus de l’épisode « au commencement, la coulée ». Si l’artiste joue lui-même, figuralement — mots et images réunis — sur le pain noyé dans l’eau d’aquarelle, atteint par la couleur, et le peint de tout tableau, alors qu’on accepte de se souvenir que le bol signifie, dans le vocabulaire traditionnel des ateliers, deux choses différentes mais qui, bien sûr, font système. Le bol est, chacun le sait, « un récipient de porcelaine utilisé pour certaines préparations à l’eau, les délayages en particulier 12 ». L’argot français dit bol pour désigner le cul (« en avoir ras le bol », « ne pas se casser le bol ») et, surtout, le destin favorable, la chance (« avoir du bol », « manquer de bol »). Cennino Cennini fait aux bols (scodelle ou scodelline) une place importante dans l’espace de l’atelier : c’est là que s’agitent trivialement les pinceaux avant que la noble surface du tableau ne soit — sujets religieux obligent — touchée par la grâce 13. Mais le bol, pour un peintre, c’est avant tout — et je vois Sarkis sourire en coin — le bol d’Arménie. C’est une terre argileuse de couleur blanche ou rouge, voire ocre, importée d’Orient depuis l’Antiquité. Ingrédient capital, puisqu’il sert de constituant à la couche préparatoire des fonds d’icônes et de tous les tableaux médiévaux destinés à recevoir la feuille d’or. Cennini l’appelle bolio ou bolo armenico 14. On l’utilisa même, par la suite, comme couche préparatoire pour les tableaux à la détrempe ou à l’huile, à cause de sa « couleur rougeâtre délicate et mystérieuse, flatteuse au passage des couleurs mais qui, malheureusement, ternissait celles-ci au fil des années », selon un processus nommé pénétration du bol, c’est-à-dire la remontée de la couleur du fond dans la texture des surfaces 15. Lorsqu’il est blanc, le bol d’Arménie se présente sous la forme d’une poudre très douce au toucher, presque onctueuse. Pline l’Ancien, qui utilise une curieuse périphrase — « l’Arménie envoie la substance qui porte son nom » — accorde à cette terre de kaolin la vertu de « favoriser la croissance du système pileux, surtout les cils 16 ». Sous sa forme de terre rouge, on l’utilise plutôt « contre un flux menstruel excessif chez la femme, de même que contre les poisons et la morsure des serpents 17 ». Jehan le Bègue, vers 1430, donnera une définition de ce qu’il appelle bularminium — d’autres disent bolum armenicum ou, à la grecque, bolos armeniacos — en parlant d’une couleur rouge capable de virer au noir (color rubeus nigrescens) à l’image du « sang de dragon » (ut sanguis drachonis 18). On commence à comprendre, devant cette richesse inépuisable des métaphores organiques, elles-mêmes soutenues par une pensée de la métamorphose, que les menus actes commis dans un recoin d’atelier — verser du lait, appuyer son doigt, faire surgir une fleur de sang — supposent une véritable sagesse des choses, du corps et de la matière vivante. Leur savoir ou leur folie, ou leur docte ignorance, cela dépend. Les peintres d’autrefois ne faisaient-ils pas partie de la corporation des apothicaires, pharmaciens et médecins 19 ? Tant il est vrai que leur compétence construisait le lien — efficace, matériel, symbolique — entre certaines substances, terres, plantes, humeurs, résidus, sucs, sécrétions, décoctions, mélanges, etc., et le corps humain inquiet de sa vie, c’est-à-dire inquiet de sa mort. Sarkis, on le sait, a revendiqué l’« art-médecine » de Joseph Beuys 20. Ce qui apparaît dans « au commencement, l’apparition » est à la fois symptôme et symbole, document de souffrance et image de son apaisement. Un pharmakon, pour tout dire 21.

Les mots semblent très pauvres dès qu’il s’agit de décrire — ne serait-ce que décrire, mais précisément — un objet. Que dire, alors, de notre capacité à raconter une matière, un milieu matériel, un mouvement dans ce milieu, une multiplication de ces mouvements, le processus complexe de leurs métamorphoses ? Comment regarder du lait qui coule et faire de ce regard un drame, c’est-à-dire une action et une écriture tout à la fois ? En réalité, notre sensation d’impuissance n’est légitime que jusqu’à un certain point. Car le langage lui-même forme matériau. Les lettres sont séparées dans un mot, les mots isolables dans une phrase et, pourtant, il ne tient qu’à l’écriture de créer, avec cela, un mouvement fluide. Il y a des poèmes onctueux comme du lait ou légers comme de la cendre. Paul Valéry écrivait : « Ô mon poème ! Moi ! Chair tremblante, […] lait ! des sons s’étirent, un éveil, un grandissement de syllabes — teintures de voyelles frêles, niant les silences, croissance de consonnes, toutes les mêmes qui deviennent de liquides et sifflantes, labiales et liquides davantage. […] Le feu se déclare enfin, de toutes les présences des émotions diverses il pointe et flambe […], hurlant sur les cendres […], d’accord avec l’aperception par l’être souffrant des intimités originelles. Ce chant disparaît sans finir 22 ». Il faut, pour tout dire, que les images travaillent le langage au corps. C’est ce qui nous arrive à tous, poètes ou non, au creux de chaque nuit, lorsque nous rêvons : figurabilité. Or, le figurable est ce qui, dans le langage même, renonce à découper clairement ». Ne pas couper est une de mes passions », affirme Sarkis. « Dans mes films, il n’y a pas de coupure ou d’obstacle qui brise la continuité 23 », qui est continuité de temps autant que de matériau. Voilà pourquoi, dans ces films, un seul matériau, fluide et indécoupable par excellence — l’eau d’aquarelle — est capable de métamorphoser tout ce qu’il touche, transformant dans une même coulée — une même durée — l’ombre en couleur liquide et la couleur liquide en flammes (par exemple dans « au commencement, le rouge et le vert » et « au commencement, il brûle »). C’est à peu près la même chose avec le lait. Parce qu’il porte en lui la mémoire d’une expérience fondamentale d’incorporation, le lait convoque les images et, donc, interloque, fait bifurquer, modifie, refonde à chaque fois le langage. Artémidore de Daldis veut-il dire ce que veulent dire les rêves de lait ? Son langage ne pourra que s’égarer, s’étendre comme flaque, extravaguer, se perdre, n’affirmer que la différence : « Les rêves concernant les vases ont des accomplissements différents. Par exemple du lait dans un pot au lait est avantageux, dans une cuvette symbole de dommage 24 ». Donc le lait n’est ni bon ni méchant, ni chance ni malchance, ni ceci ni cela. Il sera ce qu’en feront nos images, nos usages d’images. Peut-être parce qu’il avait une idée somme toute assez triviale du langage, Gaston Bachelard n’est pas allé dans les images aussi loin qu’il le pensait. La métaphore, chez lui, passe toujours au-devant des métamorphoses. Alors, comme il l’écrit, les « métaphores [lactées] [n’]illustrent [qu’]un amour inoubliable », l’amour maternel 25. Quadruple erreur : le lait est bien plus qu’une métaphore ; la métaphore fait bien plus qu’illustrer ; l’image sait ne pas oublier l’envers de la beauté ou de l’amour, haine, mort ou destruction ; et rien n’est plus oubliable — malheureusement ou pas, selon les cas — que l’amour maternel, l’amour « au commencement ». Dire « toute eau est un lait », ou bien « l’eau réelle [c’est] le lait maternel », placer une majuscule jungienne à la « mère inamovible, la Mère 26 », c’est généraliser à l’excès, substantialiser la matière autant que l’imago (au sens psychanalytique, jungien justement, de ce terme). Bachelard énonce pourtant, dans les mêmes pages, de très précieuses hypothèses sur les rapports entre imagination et matière, notamment lorsqu’il écrit que les images n’attendent pas toutes prêtes au creux de l’imagination, qu’au contraire elles ne se dégagent qu’à partir d’une profondeur « plus prochaine, plus enveloppante, plus matérielle 27 ». Ou bien lorsqu’il affirme — à propos du lait comme de l’eau — que les images les plus puissantes « ont plus de matière que de forme », qu’en elles « c’est la matière qui commande la forme » : par exemple, le sein d’une femme n’est pas un bol tout formé avec du lait dedans, au contraire « le sein est arrondi parce qu’il est gonflé de lait 28 ». Il lui suffit alors de citer Michelet 29. Mais pourquoi Michelet était-il allé plus loin, plus vrai que Bachelard dans sa façon d’écrire le lait ? Justement parce qu’il écrivait plus radicalement, ne craignant jamais, dans sa quête de vérité — vérité des images, vérité anthropologique — d’interloquer le langage en vue d’une précision supérieure, de s’égarer dans les mots pour de meilleurs montages, d’inventer une matière verbale, de jouer avec les différences. Michelet ne dit pas seulement « lait premier », « lait heureux » ou « lait prodigieux », comme Bachelard 30. Il dit aussi : « élément visqueux, blanchâtre » pour remarquer que cette chose éventuellement dégoûtante — pensons à la peau du lait, par exemple — est « la vie » même, la vie à même sa « substance organique » ou « animalisable 31 ». Il regarde de très près, et ce qu’il voit n’est pas pureté de lait idéal mais remous, bulles, amalgames, pullulements, altérations. Il sait que le lien fondamental est un lien d’impureté. Il assigne la pensée à soutenir cette impureté. Il dit à raison, contre toute la philosophie d’école, que la vérité n’est jamais pure. Et puis il se risque à un formidable montage : laitregard. Il laisse flotter son regard sur un tableau de lactation aperçu dans les galeries du Louvre — c’est La Vierge au coussin vert d’Andrea Solario — et invente une déduction dont, bien plus tard, Jacques Lacan pourra éclairer les tenants et les aboutissants à travers sa notion métapsychologique d’objet. Parce que l’enfant boit la mère, la mère voit l’enfant et, plus encore, établit le lien du regard, si fortement que « dès que l’enfant voit la lumière [il] se voit dans l’œil maternel 32 ». Grâce au lait, le contact est regard, et réciproquement. Est-ce jouissance ? Bien sûr. Est-ce plaisir ? Pas seulement. Michelet compose une prosopopée pour ce tableau de maternité où la Vierge dira : « Bois, mon enfant ! bois, c’est ma vie ! […] Jouis, bois… C’est ma douleur. […] Bois, c’est mon plaisir 33 ». Ainsi va le lait dans l’image inconsciente du corps. Le regard du lait appelle un contact qui désire l’incorporation. Beaucoup d’œuvres d’art cherchent donc, sans le dire, à imiter la puissance du lait. Le haïku cinématographique de Sarkis organise délicatement ce moment de conversion : il a lieu, en particulier, lorsque l’ombre du doigt sur le lac blanc — phénomène visuel d’intangibilité presque atmosphérique, diaphane — se résorbe tout à coup et fait place au contact du doigt avec la surface du lait. C’est une catastrophe en miniature : le statu quo est brisé, la blanche beauté se voit soudain percée, saignée, souillée. Ombre sur blancheur — milieu intact — cela faisait encore rêver de transcendance. Mais le doigt qui s’enfonce bouleverse cet état de choses : il apporte une trivialité presque choquante, rend tangible la profondeur du lait et, donc, produit quelque chose comme un puits d’immanence d’où l’on ne pourra plus vraiment s’échapper. Mettre le doigt dans la plaie, ai-je dit. On pense au geste de saint Thomas l’Apôtre quand il enfonçait son doigt dans la plaie du Christ, ayant dit : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas ». Et le Christ, lui maintenant le doigt dans la plaie, de répondre : « Parce que tu me vois, tu crois 34 ». Car, pour lui, voir et enfoncer son doigt dedans, c’était la même chose. Donc, Thomas aurait pu dire : « Je ne crois qu’à ce que je touche en profondeur ». Même ici, dans le lait, mettre le doigt, n’est-ce pas, littéralement, créer une plaie ? On pensera donc, aussi, à un acte de défloration, cet acte qui porte atteinte à surface, à membrane, y produisant une féconde fleur de sang, faisant d’une vierge une femme que nos religions auront voulu qualifier d’« impure », péché originel oblige. « au commencement, l’apparition » serait donc, aussi, le commencement d’une impureté. Et de l’attrait qui va avec 35.

Dans cette perspective, le lait — émulsion opaque toujours au bord de se déshomogénéiser — sera bien tout ce qu’on veut, sauf « pur 36 ». Miraculeux, certes, mais toujours près de tourner, de cailler, de « bleuir », de fermenter, de grumeler. C’est une substance sexuelle, puisqu’elle concerne directement la reproduction (l’exception mariale ayant fait couler beaucoup d’encre, au Moyen Âge et à la Renaissance, sur le « lait des vierges 37 »). Sa blancheur même n’est « pure » que pour l’apparence si l’on en croit une tradition séculaire qui fait du lait un résidu, une métamorphose par coction — c’est-à-dire par l’action de la chaleur sur les matière organiques, sorte de lente digestion ou ébullition — du sang menstruel. « Le lait, écrivait Aristote, possède la même nature que la sécrétion d’où naît chaque animal » ; non seulement « la nature du lait est la même que celle des menstrues », mais encore le lait peut être défini, strictement, comme « du sang qui [par l’action du sperme] a subi une coction parfaite », ce qui, aux yeux des anciens physiologistes, était prouvé par le simple fait que « durant l’allaitement les règles n’ont pas lieu 38 ». Lorsque, vers 1473, Léonard de Vinci composera son célèbre dessin en coupe du coït humain, on pourra voir un petit vaisseau partir de l’utérus et remonter directement vers le sein de la femme 39. Substance sexuelle, le lait contient dans sa formation même et le sang féminin et le sperme masculin qui, justement, lui donne forme en déclenchant tout le processus d’embryogenèse. Non seulement l’allaitement masculin est un fantasme récurrent dans nombre de rites et de croyances en Europe comme au Moyen Orient 40, mais encore la mainmise du masculin sur le prodige des substances féminines va jusqu’à permettre des dictons de ce genre : « Le lait vient de l’homme », en sorte que, dans de nombreuses sociétés, c’est le mari qui gère à sa guise l’allaitement des enfants 41. Dans la cosmologie de l’Inde ancienne, « le lait n’est pas autre chose que le sperme d’Agni », si bien que tout laitage recueille les prestiges de ce qui a été cuit dans les bonnes règles de la cuisine sacrificielle 42. Substance sexuelle : cela veut dire, d’abord, substance symboliquement structurante. Le lait produit du langage, de l’échange, du social. Il y a des « pactes de lait », des « alliances par collactation 43 ». En Inde, en Asie centrale, en Afrique, l’institution de la parenté de lait induit des comportements spécifiques — des interdits matrimoniaux, en particulier — où les ethnologues voient une façon, pour le lien social, de consolider son unité 44. À l’époque où les icônes mariales envahissent, depuis Byzance, tout l’Occident chrétien, Thomas d’Aquin compose à l’usage des novices — et pour fonder l’unité « familiale » de l’ordre dominicain — sa Summa theologica qu’il compare, d’entrée de jeu, à un lait nourricier en prenant appui sur l’expression paulinienne : « Comme à des petits enfants dans le Christ, c’est du lait que je vous ai donné à boire 45 ». Plus tard, à l’époque où Filippo Lippi et Sandro Botticelli inventent une façon de rendre toute figure onctueuse en la drapant dans le lait subtil du glacis pictural, la gestion de l’allaitement par nourrice et la « parenté de lait » conditionneront certains aspects importants de la vie sociale florentine 46. Mais toute substance sexuelle est aussi, imaginairement, déstructurante : elle accepte de se dissiper en figures qui épousent la loi de l’inconscient, son insensibilité à la contradiction, sa capacité de déplacement, de symptôme, d’anachronisme, de dissemblance 47. Alors, le lait devient invasif, il contamine, atteint, modifie les représentations de la réalité. Pline l’Ancien croit, par exemple, que le lait « s’écoule par toute la mamelle et même par le creux de l’aisselle 48 ». Il rapporte l’opinion selon laquelle « le lait passe pour communiquer une part de sa blancheur à la peau des femmes ; aussi Poppée, femme de Domitius Néron, emmenait partout à sa suite cinq cents ânesses laitières et se plongeait tout entière dans un bain de lait, croyant qu’il assouplissait aussi la peau 49 ». Ambroise Paré continuera, au XVIe siècle, de soutenir que du lait sort de la matrice des jeunes accouchées 50.

Il faut, de toute substance sexuelle — donc imaginairement surinvestie — s’attendre à tout. Les images sont là pour donner forme aux attentes et aux peurs les plus contradictoires. On hypostasiera, d’un côté, les qualités nourricières du lait en qualités curatives : le lait animal — et surtout, bien sûr, le lait de femme — fut réputé, autrefois, pour soigner presque tout, la mélancolie, l’épilepsie, l’empoisonnement, les maux de tête, les abcès ; il était censé « effacer les ecchymoses », réguler la « dépravation de l’estomac » ; « il est encore excellent, ajoutait Pline, de faire couler du lait sur les yeux injectés de sang », le résultat étant « plus efficace [avec le lait] d’une femme qui a accouché d’un garçon 51 ». Vitam sugendo protraxi — « en tétant j’ai prolongé ma vie » — est un adage qui se lit au frontispice du traité de Giovanni Michele Gallo, Dissertazione del vero, e sicuro metodo dell’uso del latte, publié en 1753 à Florence 52. D’où le catalogue épuisant des rituels consacrant le lait bénéfique. Dans la fête d’Isis décrite par Apulée, l’un des prêtres « portait un petit vase d’or arrondi en forme de mamelle, avec lequel il faisait des libations de lait 53 ». Dionysos était, en Grèce, crédité du pouvoir de créer des liquides — lait, eau, vin, miel — à partir d’une simple branche (thyrsos) ou en frappant la terre avec ses doigts 54. On verse du lait sur les os des morts ou sur les corps malades 55. On tire des présages du lait qui bout, selon sa façon de déborder 56. Dans l’Orient prébiblique, on parle de « téter le ciel » et on invente des allaitements rituels 57. Dans l’Inde ancienne, les rites du lait sont aussi méticuleux que cosmologiquement fondés 58. En Asie centrale comme, plus tard, en Turquie musulmane, on protège les demeures avec des effigies de mamelles, on consacre les animaux blancs — c’est-à-dire sacrés — avec du lait, on offre du lait aux quatre points cardinaux, on appelle le paradis Lac de lait et la première femme Mère-lac-de-lait 59. En Orient byzantin comme en Occident latin abondent les cultes de Maria lactans ou de la Vierge de lait, de saint Mamant — appelé Mama à Constantinople, Chypre et en Grèce — les grottes d’« eaux saturées » où le calcaire des stalagmites est sucé comme un sein miraculeux 60. Mais, comme tout pharmakon — celui-ci étant, de plus, concocté dans les profondeurs mystérieuses de l’organisme féminin — le lait peut subitement tourner, c’est-à-dire virer au pire. Alors le remède devient poison, et le regard maternel, celui qu’admirait tant Michelet devant le tableau d’Andrea Solario, devient mauvais œil. Une nourrice donne le sein à votre fils ? Méfiez-vous car, si elle tombe enceinte, « son lait se coagulant comme une sorte de fromage », elle risque d’empoisonner l’enfant 61. Tout ce que le lait nous donne, il peut nous le reprendre. Tout ce qui fait de lui une substance sacrée (sacer) peut devenir maudit, séparé, intouchable (sacer, encore 62). Le lait est, dans la Bible, un festin érotique que célèbre le Cantique des cantiques ; mais ce festin va de pair avec la prohibition alimentaire de cette horreur insupportable qui consisterait à cuire un enfant — je veux dire un agneau ou un chevreau — dans le lait de sa mère 63. Notre rapport au lait sera donc hérissé de tabous. Ici, on interdira aux femmes ayant leurs règles de toucher le lait ; là, il faudra protéger le lait maternel des agissement de sorcières, car c’est par lui qu’elles commencent souvent de nous porter le mal, à travers ce qu’on nomme si souvent, dans les procès de sorcellerie, le maleficium lactis ; on finira par penser, au XVIIIe siècle, que la diète blanche plonge l’amateur excessif de lait dans une « mélancolie très sombre, très noire 64 ». On se méfiera particulièrement, au Moyen Âge et à la Renaissance, du lait sozzo, c’est-à-dire « grossier et quelque peu vénéneux » dont les nourrices enceintes menacent, comme je l’ai dit, les enfants en bas âge 65. Léonard de Vinci écrira un jour cette terrible prophétie : « Le lait sera retité aux petits enfants » (il latte sia tolto ai piccoli figlioli), précisant ironiquement que cela arrive déjà tous les jours puisqu’on retire aux chevreaux leur lait nourricier pour en faire ce fromage dont, cruellement, sans y penser, nous nous délectons 66. Freud met cette capacité d’inversion — du pur à l’impur ou du bienfaisant au malfaisant — en rapport direct avec un processus de « formation de symptôme », la Symptombildung : « Ce qui a été autrefois pour l’individu une satisfaction ne peut justement aujourd’hui que susciter sa résistance ou sa répulsion. […] Le même enfant qui a tété avec avidité le lait du sein de sa mère a coutume de manifester, quelques années plus tard, à l’encontre de la consommation de lait une forte aversion [qui] s’accroît jusqu’à la répulsion, si le lait ou la boisson qui en contient est recouvert d’une petite peau » évoquant le sein lui-même 67. Lait, sang et sperme ne font pas seulement système dans la physiologie traditionnelle et dans les fantasmes dont elle se soutient : ils déterminent, par leurs relations, tout un champ de la souillure dont Mary Douglas a précisé, de plus, qu’il supposait une image du corps conçu comme « vase » ou « bol » des mélanges et des altérations funestes 68. Comment oublier, enfin, que le roman de l’inquiétude sexuelle par excellence, l’Histoire de l’œil de Georges Bataille, commence par une assiette de lait destinée à recevoir la chair féminine « rose et noire », et se termine sur un récit d’obscénité, de noyade et de mère morte 69 ?

La gestuelle de Sarkis est à l’image du matériau qu’elle investit : douce, mais ambivalente. Respectueuse et mémorative, au bord d’un rituel sans cesse réinventé (c’est le côté Andréi Roublev). Mais, aussi, subtilement violente et profanatrice, sans cesse attentatoire (c’est le côté iconoclaste). « Venu d’ailleurs, je porte ma culture sur mon dos », affirme Sarkis 70. Façon de désigner une mémoire, de dire que toute pensée porte son arrière-pensée dans le passé, toute forme son arrière-fond dans l’histoire. Mais façon, aussi, d’affirmer qu’on marche dans l’autre sens, et que c’est sur son dos, non devant soi (ce qui serait marcher dans l’élément de la nostalgie), que l’on doit mettre sa mémoire en jeu. La délicatesse mémorative, l’attention intense portée à chaque geste, le côté presque liturgique des mises en scène de Sarkis, tout cela me semble l’écho d’une question récemment formulée par Janine Altounian lorsqu’elle se demande « de quoi témoignent les mains des survivants » : mains des défuntes mères et gestes de l’artisanat, mains à l’ouvrage et gestes de piété filiale (comme dans le récit bouleversant, que rapporte Janine Altounian, où toute la dignité du jeune Arménien pendant le génocide de 1915 se concentre un moment sur un petit « flacon d’huile de rose » qui permettra, au moins, d’acheter à un soldat le droit d’ensevelir le père 71). L’atelier de l’artiste recueille sans doute les vestiges de toute une mémoire familiale et culturelle. Mais, en même temps qu’il les recueille, il les déplace, et radicalement. Il les tourne et les retourne, sens dessus dessous, ou bien se les met dans le dos. Sarkis demeure un immigré par excellence. Cela veut dire, en premier lieu, qu’il invente à partir d’une perte que Michel de Certeau analysa fort bien en disant qu’elle « concerne d’abord la nécessité de poursuivre une histoire hors du territoire, du langage et du système d’échanges qui la soutenaient jusque-là. Les pratiques […] se développent à partir de cette perte. C’est en fonction de cette distance que se forme une représentation de tout ce qui vient à manquer : la tradition se mue en régions imaginaires de la mémoire ; les postulats implicites du vécu apparaissent avec une lucidité étrange qui rejoint souvent, par bien des traits, la perspicacité étrangère de l’ethnologue. Les lieux perdus se transforment en espaces de fiction offerts au deuil et au recueillement d’un passé 72 ». « Mais, phénomène plus notable parce que plus déterminant, l’adaptation à un autre site social provoque aussi la mise en morceaux des références anciennes et, parmi les débris qui en restent attachés aux voyageurs, certains se mettent à jouer un rôle intense et muet. Ce sont des fragments de rites, de protocoles de politesse, de pratiques vestimentaires ou culinaires, de conduites de don ou d’honneur. Ce sont des odeurs, des citations de couleurs, des éclats de sons, des tonalités… Ces reliques d’un corps social perdu, détachées de l’ensemble dont elles faisaient partie, acquièrent de ce fait une force plus grande mais sans être intégrées à un tout, comme isolées, inertes, plantées dans un autre corps, à la manière des “petits bouts de vérité” que Freud repérait précisément dans les “déplacements” d’une tradition. Elles n’ont plus de langage qui les symbolise ou les réunisse. Elles ne forment plus une histoire individuelle qui naîtrait de la dissolution d’une mémoire collective. Elles sont là comme endormies. Leur sommeil pourtant n’est qu’apparent. Si on y touche, d’imprévisibles violences se produisent. […] Ce sont des “signifiants”, mais on ne sait plus de quoi. […] Par eux se garde, têtue, morcelée, muette, échappant aux mainmises, une altérité ethnique. […] Avec ces reliques apparemment triviales, il y a moins de jeu 73… » Sarkis ne fait mentir que cette toute dernière phrase. Car, précisément, il crée du jeu à partir de ces « reliques », un jeu de formes et de significations capables de désaliéner l’artiste d’un passé qu’il n’oublie ni ne regrette. À quoi donc joue Sarkis ? Peut-être à déplacer pour la beauté du geste des choses que l’histoire — la dure, la politique, la massacreuse — a voulu déplacer pour la souffrance des êtres. Le jour où il m’offre son catalogue intitulé La Fin des siècles, le début des siècles, Sarkis pose le doigt, comme il aime faire, sur un bout de texte en me disant que s’il y a une chose à bien retenir de cette ancienne exposition, c’est bien celle-là. Il s’agit d’une citation d’Adorno, et elle dit : « Aucun artiste n’est capable par-lui-même d’abolir la contradiction entre l’art déchaîné et la société enchaînée ; tout ce qu’il peut faire, c’est contredire la société enchaînée par l’art déchaîné, et là encore il faut presque qu’il désespère 74 ». Mais Sarkis transforme ce désespoir en malice, un peu comme un enfant qui déplacerait toutes les paires de chaussures d’un jury d’adultes qui, de toutes façon, l’auraient condamné. Il nous montre un ici en nous donnant à entendre un là-bas : par exemple lorsqu’il enregistre, pour ses films d’atelier, l’ambiance sonore, voire le silence de lieux aussi éloignés de son bol de lait que le Taj Mahal ou Sainte-Sophie de Constantinople ; par exemple lorsqu’il spécule sur le décalage entre la lumière de l’éclair et le bruit du tonnerre 75. Bref, Sarkis détourne les contradictions et les pervertit (ce qui ne veut pas dire, dans son cas, qu’il les rende perverses). Il dramatise les contradictions et les intervalles, mais en les rendant suaves. Telle est sa malice : créer de l’altérité, inventer un montage, produire une différence, mais avec tact et délicatesse, c’est-à-dire avec ce sens si particulier du passage où, indistinctement, nous découvrons que nous avons franchi un seuil : « Tout à coup, tu te demandes : où suis-je ? Tu n’as pas su à quel moment s’est effectué le passage. Dans Stalker de Tarkovski, ce n’est pas le passage du noir et blanc à la couleur qui est la zone, c’est qu’à un moment donné on est dans la zone sans le savoir. Dans Shock Corridor de Samuel Fuller, c’est le passage de l’état normal à la folie. Le spectateur sent que le personnage est en train de glisser, et tu glisses toi-même. Tu ne sais plus s’il s’agit de la réalité ou de l’image mentale du personnage. Ces passages sont des prises de conscience. J’aime beaucoup Stromboli de Rossellini, à cet égard. Quelle est l’expérience sensible grâce à laquelle une prise de conscience a lieu 76 ? » Voilà pourquoi Sarkis, homme déplacé par la force des choses, sait si bien déplacer les choses sans, apparemment, forcer quoi que ce soit. Voilà pourquoi nous passons si aisément, dans son œuvre, de l’icône byzantine au fétiche africain, du fétiche aux cantates de Bach, des cantates aux tapis d’Orient, de l’Orient à Webern, de Webern aux tutus de tulle, des tutus à Beuys et de Beuys à Grünewald. Ou bien de la bande-son à l’aquarelle, de l’aquarelle au métal, du métal au feu, du feu au tube de néon, du tube de néon à l’empreinte de doigts, du doigt au vitrail, du vitrail au moniteur vidéo, e così via.

Dans presque tous les films de la série « au commencement,… » le personnage principal est, tout simplement, la main de l’artiste. Main en acte, main active : doigts qui s’approchent, doigts qui colorent en touchant, doigts qui perforent. Mais il y a tout aussi bien la main passive ou, plus exactement, pathique : c’est-à-dire la main qui reçoit, la main atteinte. Dans ce cas, le plus souvent, c’est la paume de l’artiste, le creux de sa main, qui seront mis en scène, devenant pour tout dire la scène du film, au sens de son lieu comme au sens de son drame. « au commencement, la coulée » nous montre, par exemple, de la cire blanche qui s’écoule d’une bougie allumée pour former, dans le creux de la main, une sorte de stigmate (qui brûle) ou de pansement (qui fait tampon). « La nuit » nous montre la main saignant — ou noyée dans — l’encre noire. Dans « le signe du peintre », c’est une écriture qui devient signe de sang. Dans « la chambre », le stigmate rouge devient flamme. « Il verse la couleur » ou « la main rouge » explorent encore le même genre de processus, tandis que « la date » nous montre la main active prolongée de son pinceau, et qui crée un stigmate de peinture dans le tracé même de ce qu’on nomme, au creux nos mains, les lignes de vie.

Il suffit, d’ailleurs, de regarder le creux de sa propre main pour se voir plongé dans cette sorte de vertige : notre main se creuse, en effet, de différentes façons. Elle se creuse pour se faire creuset : parce que, sans même y penser, nous ne cessons avec nos mains de mendier quelque chose. Toujours la main désire recevoir ou saisir. Elle s’incurve dans l’eau de la rivière pour se faire bol, y approcher notre bouche, étancher notre soif. Mais elle se creuse d’une autre façon : on s’aperçoit, en fait, qu’elle est déjà creusée, c’est-à-dire labourée, minée, crevassée par le temps, par tout ce qui dans notre corps ne cesse pas de « passer ». Bref, la main ne se creuse que pour recevoir un don-poison : quelque chose en plus qui nous enrichira, fût-ce d’un peu d’eau ou de lait, quelque chose en moins qui nous rendra un peu plus misérables devant le temps. Quelque chose qui comble et quelque chose qui, au contraire, blesse, ouvre et nous voue à une irrémédiable altération. Nombreuses sont les œuvres de Sarkis, me semble-t-il, à être conçues comme des mains ouvertes, tendues, creusées ou perforées. Surfaces où se plantent des couteaux, comme « Ankara’dan bugün’e », exposée en 1993 à Ankara 77, planchers où sont percées des ouvertures formant l’image inversée d’un ciel étoilé, comme dans l’installation de 1997 au musée de Nantes, intitulée « au commencement, le son de la lumière à l’arrivée 78 », etc. On comprend mieux, à présent, la complexité à l’œuvre dans ces polarisations sans fin où s’intriquent le lait et le sang, le creuset et le creusé, la main qui agit et la main qui subit, le rituel et la profanation, le don de nourriture et la blessure stigmatisante. Nous sommes, désormais, au-delà de tout éloge, esthétique ou métaphysique, selon lequel « la main fait l’esprit » autant que « l’esprit fait la main, […] le geste qui crée exerç[ant] une action continue sur la vie intérieure 79 ». Cela est vrai, sans doute. Mais nous assistons, de plus, à l’emprise d’un phénomène plus impersonnel et plus déchirant à la fois, qui ne présente les choses (leur offre une paume ouverte, un creuset, un cadre, un écrin pour l’admiration) que pour mieux les ouvrir (leur impose creusements ou stigmates de l’altération). Sarkis revendique presque de travailler « sous le regard des icônes 80 ». Mais l’icône n’est pas une jolie petite chose rouge et brillante que l’on met sur sa table de nuit : c’est une image qui désire aller au-delà de toutes les autres images, c’est le lieu où s’inversent les perspectives 81, c’est un champ de bataille imaginaire, symbolique et bien réel, qui a la chair et le verbe pour enjeux, comme le raconte superbement l’Andréi Roublev de Tarkovski, entre promesses de contemplations sublimes et scènes de destructions sauvages.

Tout geste intense dessine le motif de sa contre-effectuation. La main active, on l’a vu (le doigt qui vient toucher, s’enfonce, persiste) suppose la main pathique (la paume qui s’ouvre, la main qui se creuse et qui attend). Or, les gestes de Sarkis, par leur délicatesse et leur nature mémorative, sont très souvent des gestes d’onction : ce sont des gestes qui, pour parler étymologiquement, « parfument » tout ce qu’ils touchent (unctus, en latin, avait déjà pris, au-delà du baume parfumé, la signification plus familière du beau, du suave, par opposition à la sécheresse de siccus). L’onction est un geste tout à la fois pictural et rituel : pictural parce qu’il s’agit, en général, de passer un liquide coloré sur quelque chose ; rituel parce que cela ressemble à un baptême, à un consécration. Lorsque Fra Angelico voulut projeter à distance toute une pluie de pigment blanc sur le mur déjà rougi du corridor de San Marco, il procédait à un geste d’onction, du moins à son imitatio technique et gestuelle. Il recréait même, à sa façon, la paroi — le creuset minéral — de cette Grotte de la Nativité, à Bethléem, où les pèlerins d’alors allaient gratter des taches de chaux qu’ils prenaient pour les reliques du lait de la Vierge, la grotte passant pour avoir été directement « ointe » par la généreuse poitrine de Maria lactans 82. La Vierge ne s’est donc pas contentée de nourrir son petit dieu : elle a oint de son lait l’humanité entière. Son culte considérable prolonge, comme souvent, des survivances païennes — celles de la déesse Isis, en l’occurrence 83 — et ce n’est pas un hasard si sa figure s’est avant tout développée dans l’Orient chrétien, au Liban, en Syrie, pour devenir le grand culte byzantin de la Galaktotrophousa transmis en Occident et se développant, à partir du XIIIe siècle, sous le nom de Maria lactans 84. Alors, la valeur nourricière du lait s’hypostasia en valeur salvatrice et rédemptrice, comme si le lait de Marie était venu sauver l’humanité pécheresse des premières menstrues d’Ève 85.

Denys — le Pseudo-Aréopagite — grand théologien mystique, a construit sur cette base l’image fascinante d’une vérité de lait : l’Écriture sainte, dit-il, fait couler sagesse et vérité comme un « saint breuvage » versé dans un « cratère mystique 86 ». Pour être plus précis, il devra souligner que la sagesse, comme la nourriture, est de deux sortes : « L’une est solide et stable, l’autre liquide et fluide » ; mais les deux se préparent dans le même bol qui, « parce qu’il est circulaire et largement ouvert, doit symboliser cette Providence qui ne commence ni ne finit, qui tout ensemble se déploie sur toutes choses et les enveloppe toutes 87 ». La nourriture solide, c’est celle de la « transcendante identité […] ne subissant d’aucune manière aucune modification, ne sortant jamais de soi ni ne quittant sa propre demeure et son siège immobile, […] pouvoir intellectif permanent » que seul appréhende un intellect « stable, puissant, unique et indivisible 88 ».

La nourriture fluide, quant à elle, « symbolise ce flot surabondant qui a soin de s’étendre processivement à tous les êtres, qui, en outre, à travers les objets variés, multiples et divisibles, conduit généreusement ceux qu’il nourrit, selon leurs aptitudes propres, jusqu’à la connaissance simple et constante de Dieu. C’est pourquoi les paroles intelligibles de Dieu sont comparées à la rosée, à l’eau, au lait, au vin et au miel, parce qu’elles ont, comme l’eau, le pouvoir de faire naître la vie ; comme le lait, celui de faire croître les vivants ; comme le vin, celui de les ranimer ; comme le miel, celui tout à la fois de les guérir et de les conserver 89 ». Le lait de la vérité est donc, aux yeux du Pseudo-Denys, celui qui permet le passage, la « procession » comme il dit, d’un ordre à l’autre, l’immuable dans le mouvement, l’intelligible dans le sensible, etc. Le lait symbolise alors ce qui rend le mouvement parfait, ce qui fait croître les corps en vue de leur gloire future. Voilà pourquoi les grands mystiques aiment tant le lait : saint Bernard reçoit un jet de lait qui lui vient directement du sein de la Vierge, avant que le Christ en croix ne le régale d’un grand jet de sang 90 ; sainte Claire d’Assise s’imagine en train de sucer les « mamelles » de saint François, son maître 91 ; sainte Catherine de Sienne porte sa bouche contre la plaie du Christ en affirmant qu’elle « tire le lait de sa chair [en tant qu’]âme qui est parvenue à ce dernier état [et] se repose contre le sein de sa divine charité, serrant entre ses lèvres le saint désir de la chair du Christ crucifié 92 ». L’âme dévote en général se sentira téter le sein de dame Caritas 93. Or, dans tous ces exemples, le lait appelle le sang des stigmates pour jouer son rôle anagogique et faire fonctionner une sorte de conversion généralisée : aller au plus bas pour toucher au plus haut, s’humilier trop humainement pour une future gloire divine, assumer la plaie pour atteindre le ciel, etc 94. Dans presque toutes les crucifixions médiévales, la plaie du Christ, sur sa poitrine frappée par la lance de Longin, laisse échapper un double jet de blanc et de rouge : le rouge représente le sang, bien sûr, et le blanc représente l’eau (référence tropologique au jet d’eau qui, dans l’Ancien Testament, surgit de la pierre frappée par le bâton de Moïse) ; mais les peintres, comme les mosaïstes, ont préféré le contraste plus tranchant du rouge et d’un blanc opaque ; il était facile, dès lors, de voir du lait sortir du sein christique, et d’en tirer toutes les conséquences possibles, figurales et mystiques 95.

Sarkis a décidé de placer « au commencement, l’apparition » en face d’une œuvre qui, depuis toujours, l’occupe et l’obsède : c’est le grand retable d’Issenheim, avec sa Crucifixion hérissée de mains souffrantes et suppliantes, sa Maternité de lait, sa Résurrection de lumière aveuglante, sa Tentation dévastatrice. Une récente série de films montre également les négatifs bleutés du crucifié de Grünewald — où sont isolés le torse, la tête, les pieds, les deux mains — projetés sur une feuille de papier grumeleux que la main de l’artiste enduira de lait avant d’y laisser, toujours aussi délicatement, ses empreintes d’un jaune qui évoque le miel d’une onction pour le moins hétérodoxe 96. Ce choix, ce montage, ce face-à-face resserrent encore, s’il en était besoin, les liens du lait et de la mort. Ils nous rendent visible quelque chose de plus dans l’œuvre de Grünewald et, réciproquement, nous rendent sensibles à une autre temporalité dans le contexte contemporain où prennent place les travaux de Sarkis. La disproportion des œuvres — écrans vidéo en face d’un énorme meuble feuilleté, formes brèves en face d’une summa, comme si l’on écoutait successivement une Passion de Bach et quelques Pièces de Webern — éclaire chacune d’elles. Car quelque chose leur est commun qui est, précisément, leur façon de créer formes, matières et mouvements comme autant de puissances d’antithèse.

Cette puissance est rythmique, anadyomène : tour à tour systole et diastole, négative et positive, plongeante et résurgente, évoquant le Au commencement comme le Depuis toujours. Elle a été formidablement décrite dans le texte consacré par Huysmans au retable de Colmar : voilà un artiste, dit en effet Huysmans, qui va « d’un excès à l’autre [en] un système d’antithèses voulues 97 ». Grünewald installe ainsi la porte du paradis — l’événement rédempteur par excellence, la promesse de fin des temps — dans « une terre saturée d’oxyde de fer, rouge, […] détrempée par la pluie, pareille à des boues d’abattoir, à des mares de sang 98 ». Ses draperies évoquent « des écorces arrachées d’arbres » ; ses lumières suintent comme des « sécrétions » ; son Christ est entièrement paradoxal puisqu’il « éclate moins de douleur que de rage » et, même, « a l’air d’un damné 99 ». Christ « géant, disproportionné [dans sa] lamentable horreur, […] hérissé tel une cosse de châtaigne » ; « les boulets des genoux rapprochés cagnent, et les pieds, rivés l’un sur l’autre par un clou, ne sont plus qu’un amas confus de muscles sur lequel les chairs qui tournent et les ongles devenus bleus pourrissent ; quant à la tête, cerclée d’une couronne gigantesque d’épines, elle s’affaisse sur la poitrine, qui fait sac et bombe, rayée par le gril des côtes » ; rien, donc, de « plus humainement bas, [de] plus mort 100 ». Or, Huysmans comprend bien que tout cela n’a été possible que par une certaine décision de Grünewald quant à la couleur, c’est-à-dire une façon matérielle, continue, concertée, processuelle — au sens du « processus » ou de la « procession » dont parlait Denys l’Aéropagite — de dramatiser la couleur. Ici, donc, les couleurs seront « clameurs », « cris tragiques », « outrances », « violences d’apothéoses » ou « frénésies de charniers » ; on les quittera « à jamais halluciné101 ». Ici la couleur « tourne 102 », façon de dire qu’elle danse follement, mais aussi qu’elle est capable, comme le lait, de pourrir sur place. Grünewald aura su créer, notamment, un implacable rapport — lumineux, épouvantable — entre l’auréole du ressuscité, cette « divinité s’embrasant » tout en « montrant les virgules ensanglantées des mains », et l’« auréole inflammatoire qui se développe autour des petites plaies 103 » du putréfié atteint par le mal des ardents. D’un côté, le Christ a la « couleur visqueuse d’un poisson qui se gâte », d’un autre il prend une teinte inouïe qui nous oblige à nous « aventurer dans l’au-delà plus loin qu’aucun théologien n’aurait pu […] lui enjoindre d’aller 104 ». Il faudrait une étude entière pour retracer les chemins par lesquels Grünewald met en relation des choses aussi antithétiques que l’onction et la profanation. Cela concerne explicitement la Crucifixion et les panneaux inférieurs de la Lamentation, où Marie-Madeleine, défigurée par la souffrance, tient près d’elle un pot d’onguent destiné à parfumer le cadavre du dieu souillé par ses bourreaux — figure picturale et olfactive de sa future résurrection en corps glorieux — tandis que l’agneau mystique, juste en face, laisse couler son sang dans un calice doré. Lait et sang s’évoquent mutuellement dans les draperies blanches et rouges de la Vierge de douleur 105, mais avant elle dans l’Annonciation et, surtout, dans l’allégorie de la Nativité, avec ses linges et ses draps blancs, sa jarre de porcelaine, sa fiole transparente et le vaste milieu maternel, écarlate, d’où se détache la grande pâleur de l’enfant. Qu’est-ce, d’autre part, que cette stupéfiante Résurrection, si ce n’est la conversion tortueuse et chantournée, puissante et angoissée, d’une draperie qui n’en finit pas : linge blanc comme le lait ou comme la mort, puis draperie rouge comme la chair, bleue comme un ciel de nuit mais déjà jaune et lumineuse comme une lumière d’empyrée ? Partout, chez Grünewald, semble courir l’antithèse du blanc (blanc comme le lait, blanc comme la vérité toute pure, blanc comme l’agneau sacrifié, blanc comme un parchemin d’Écriture sainte) et du sang (qui peut être liquide corporel, rose rouge où l’on se pique, incandescence lumineuse où le martyre devient gloire). La maternité de Colmar ne montre pas de sein, n’allaite pas. Mais tout est là pour signifier Maria lactans, ne serait-ce que dans la façon dont la tête de l’enfant est maintenue vers le haut par sa mère. Un dessin de Grünewald semble une étude liée à ce thème : c’est une tête d’enfant qui crie, renversée en arrière, toute bouche ouverte vers le haut — comme font les oisillons dans leur nid — appelant peut-être, avec douleur, le lait maternel 106. Mais, surtout, l’allégorie de la Nativité, à Colmar, est le modèle explicite, immédiat, de la Madone de la Neige ou Madone de Stuppach 107. Peaux lactescentes privées de toute ombre, fleurs rouges et blanches, lumières célestes, montagnes enneigées, présence du Créateur au-delà des nuages, robe rouge doublée de blanc, draperies en pâles glacis fluides… tout est remis en place dans un ordre légèrement différent. Par exemple, le rosaire de corail avec lequel l’enfant joue dans le retable d’Issenheim se retrouve, à Stuppach, au fond d’un magnifique bol de porcelaine blanche — magnifique surtout parce qu’il est, comme dans un film de Sarkis, virtuellement rougi par l’ombre colorée de l’imposante robe qui fait masse juste devant lui (ou par le sang que l’enfant va bientôt verser pour sauver l’entière humanité). Et tout cela pour évoquer aussi une surface exactement délimitée par la neige dans le miracle de fondation de Sainte-Marie-Majeure, à Rome. Un dessin préparatoire de la Madone de la Neige la représente tout en blanc et gris ; l’artiste a juste porté, çà et là, délicatement, à l’aquarelle, des petits signes rouges qui ressemblent presque à des empreintes de doigts 108.

Mettre le doigt sur quelque chose de fragile comme du lait, c’est montrer quelque chose de son existence jusqu’alors inaperçue ; mais c’est, en même temps, l’altérer. Grünewald a, pour ainsi dire, mis le doigt sur les mains de la Passion, afin d’en témoigner. Mais la dramatisation va de pair avec l’excès, donc avec l’altération : les mains du Christ, empalées par d’énormes clous noirs, semblent crier leur souffrance ; les mains de la Vierge et de Marie-Madeleine crient leur souffrance aussi, c’est-à-dire leur compassion ; les mains de saint Jean-Baptiste témoignent en désignant et en citant — par un magnifique anachronisme — l’Évangile plus tard écrit par l’autre saint Jean. Ressuscité, le Christ exhibera d’abord ses deux mains dans le panneau étourdissant que lui consacre Grünewald. Mais on se souvient du paradoxe de saint Thomas : il faut, pour voir, pour savoir et pour témoigner, mettre le doigt dans la plaie, c’est-à-dire rouvrir la blessure, réveiller la douleur, profaner l’intouchable. Le doigt de Sarkis dans « au commencement, l’apparition » est aussi un doigt qui blesse, un doigt qui ouvre pour montrer, pour raviver la mémoire. Il m’évoque ces innombrables panneaux du Trecento — des Crucifixions, bien souvent — dont la feuille d’or a été abîmée, agressée, profanée, en sorte que le bol d’Arménie, sous-jacent, apparaît dans toute sa rubescence. Alors les auréoles des saints deviennent sanglantes, et l’icône profanée devient l’icône par excellence, c’est-à-dire l’icône capable de souffrir, de saigner. Mais Sarkis ne profane qu’à jouer délicatement, sans jamais cesser de garder en mémoire le rituel qu’il est en train, avec ses doigts trop libres, trop curieux, de déplacer. Giorgio Agamben a utilement rappelé le sens exact de la profanation : « Alors que consacrer (sacrare) désignait la sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage des hommes 109 ». La profanation n’abolit donc pas exactement le rite : « Ce qui a été séparé par le rite peut être restitué par le rite à la sphère profane 110 ». Or, la forme la plus simple de cette restitution n’est autre que la mise en contact en tant qu’elle s’impose pour briser un tabou : c’est « une contagion profane, un toucher qui désenchante et restitue à l’usage ce que le sacré avait séparé et comme pétrifié 111 ». La religion n’est pas, comme on le croit, l’acte de lier ensemble (religare) mais, au contraire, la décision de séparer (relegere) quelque chose qui, dès lors, deviendra pur, sacré, intouchable. Mettre le doigt dedans, c’est, alors, un peu comme mettre les pieds dans le plat. C’est profaner. C’est, en ce sens, « libérer la possibilité d’une forme particulière de négligence qui ignore la séparation ou, plutôt, qui en fait un usage particulier 112 ». Voilà exactement ce que fait Sarkis avec le lait frais, les icônes ou l’histoire de l’art en général. Contre toute religion de l’Improfanable — que Giorgio Agamben diagnostique, pour sa part, dans le spectacle capitaliste, la consommation, le tourisme, voire la pornographie 113 — l’art de la profanation s’exerce fondamentalement dans le jeu en tant qu’« usage [ou] réutilisation parfaitement incongru[s] du sacré 114 ». N’est-ce pas exactement ce que fait l’artiste quand il parvient à retrouver, au-delà ou en deçà de toute séparation, le contact et le déplacement — toucher pour séparer ailleurs — d’une forme ou d’un matériau culturellement investis ? « Car profaner ne signifie pas seulement abolir ou effacer les séparations, mais apprendre à en faire un nouvel usage, à jouer avec elles. […] C’est pourquoi il faut arracher à chaque fois aux dispositifs (à tous les dispositifs) la possibilité d’usage qu’ils ont capturée 115 ». Ce que Sarkis tente de faire avec la muséologie même — ce dispositif par excellence — où se trouve exhibé, mais aussi « capturé », le féroce retable d’Issenheim. Comme si l’artiste d’aujourd’hui voulait composer un lai à l’artiste d’hier, c’est-à-dire un poème laïc, fait de « vers profanes » et lyriques, capable de ne pas oublier tout ce que Villon nomma le lais, c’est-à-dire le vestige mémoriel, le legs 116 d’une longue durée des images de la souffrance.

Mettre le doigt dans la plaie ? Mettre le doigt dans le lait pour faire refleurir la plaie ? Ce n’est pas autre chose, finalement, qu’un art de la mémoire particulièrement dramatisé. Le signe de sang que fait renaître le doigt de l’artiste, dans « au commencement, l’apparition, » peut être vu comme l’écho ornemental, la transformation intense et ambiguë, de la lettre K visible au tout début du film. Ce K n’est autre que l’initiale d’une notion fondamentale dans l’art et le discours de Sarkis, la notion de Kriegsschatz, le « trésor de guerre ». Comme l’a bien montré Uwe Fleckner — avec lequel l’artiste a publié un recueil précisément consacré aux trésors de la mémoire 117 — l’œuvre de Sarkis s’ordonne tout entière à partir d’une certaine conception de l’atelier organisé comme réseau ou matrice de loci memoriae 118. Or, ces lieux n’ont rien de paisible, puisque cette mémoire n’a rien d’apaisant. La question de l’archive chez Sarkis — comme celle de l’image en général — ne va jamais sans le savoir du désastre dont elle est issue, du risque qu’elle continue d’encourir, c’est-à-dire de la menace qu’elle brûle 119. La première oeuvre reproduite par Sarkis dans son catalogue rétrospectif de 1995 date de 1966 et s’intitule « après Hiroshima 120 ».
Si l’artiste, dans son vocabulaire personnel, joue constamment entre le K et le L, c’est-à-dire entre le Kriegsschatz et le Leidschatz — le « trésor de guerre » et le « trésor de souffrance » — c’est que tout art de la mémoire, aujourd’hui plus que jamais, ne fait que s’affronter aux motifs de la destruction, de la guerre, du génocide. Uwe Fleckner a fort bien rappelé que la théorie de la mémoire culturelle élaborée par Aby Warburg n’allait pas sans la cruauté ou l’infinie lourdeur de ce présupposé d’où l’art tire peut-être son existence même : « Le trésor de souffrance de l’humanité devient un bien humain 121 » (der Leidschatz der Menschheit wird humaner Besitz). La conséquence, je crois, n’est pas exactement ce qu’en dit Fleckner, à savoir que « le souvenir ne devient seulement durable que dans l’œuvre d’art 122 ». Car un souvenir durable ne se construit que sur les signes reconnaissables et pour ainsi dire figés d’une tradition, tandis qu’une œuvre comme celle de Sarkis joue, plus volontiers, sur des apparitions et des disparitions, façon de rendre à la mémoire inconsciente son flux, son inconstance, son hétérogénéité, son rythme anadyomène de survivances et de symptômes. L’oeuvre dure, sans doute. Elle est même le résultat d’une construction pierre à pierre. Mais elle ne dure que sur le fond d’une souffrance qu’elle cache et qui, de loin en loin, se ravive soudain, comme la plaie rouverte par un doigt inquiet. L’œuvre serait alors comme ce pont dont les folklores balkaniques — en Grèce comme en Albanie, en Yougoslavie comme en Bulgarie ou en Roumanie — ont tiré un motif que Marguerite Yourcenar a magnifiquement condensé dans son récit intitulé Le Lait de la mort 123. C’est l’histoire d’un pont — d’une tour ou d’un château — qui ne cesse de s’écrouler jusqu’à ce que l’on comprenne le sacrifice qu’il demande : il faut y emmurer une femme, ce qu’on ne tarde pas à faire. Mais, comme elle allaite encore son enfant, on laisse son sein à l’air libre, son sein qui continuera miraculeusement, par-delà la mort, de donner du lait. C’est sur ce motif, par exemple, que Paradjanov — qu’admire tant Sarkis — a construit son film La Légende de la forteresse de Suram, où l’on retrouve le blanc du lait renversé, des offrandes de riz, des tas de laine écrue, des colombes jetées au passage de cercueils, et le rouge des grenades ouvertes ou du sang de l’épousée… C’est sur ce motif aussi que l’on pourrait, pourquoi pas, construire une nouvelle parabole sur les puissances de l’art : l’art ne serait-il pas ce qui nous fait rêver que le lait de nos mères mortes continue — bien que la plaie reste vive — de nous désaltérer ?

© Georges Didi-Huberman, 2005

1 — Sarkis, « au commencement l’apparition », 2005. Film vidé (3 min 26) réalisé dans l’atelie de l’artiste à Villejuif

2 — Guo Ruoxu, Notes sur ce qu j’ai vu et entendu en peintur (XIe siècle), trad. Y. Escande Bruxelles, La Lettre volée 1994, p. 188

3 — Il s’agit d’une séri de vingt-cinq films réalisé par Sarkis au Studio national de Arts contemporains (Le Fresnoy et dans l’atelier de Calder à Sach en 1997-1998. Ces films porten tous le titre « au commencement,… suivi des variations suivantes « l’entrée, la tête, le trésor, il brûle la main rouge, le cri, la photographi obscure, la coulée, l’aura, le roug et le vert, d’après et après, immense la chambre, les empreintes, la nuit le pain qui nage, les couleurs dan l’eau, il verse la couleur, la boît d’aquarelles, le jaune et le bleu l’image colorée, le jaune, le sign du peintre, la date, le tambour » Cf. Sarkis. 21.01.2000-09.04.2001 Bordeaux, CAPC-Musée d’Ar contemporain, 2000, où on pourr lire, sur ces films, le texte d’É. Bullot « Kiosque pour Sarkis », ibid. p. 39-47. Cf. également id. « Photogénie de l’aquarelle », Trafic n° 31, 1999, p. 35-39

4 — Léonard de Vinci Traité de la peinture trad. A. Chastel, Paris Berger-Levrault, 1987, p. 181

5 — Sur ces distinctions cf. G. Didi-Huberman La Ressemblance par contact Archéologie, anachronisme e modernité de l’empreinte, Paris Minuit, 2006 (réédition de l’essa paru dans L’Empreinte, Paris Centre Georges Pompidou 1997, p. 15-192)

6 — Dionysos de Furna Ermeneutica della pittura trad. G. Donato Grasso, Naples Fiorentino, 1971, p. 3-10 C. Cennini, Le Livre de l’art trad. C. Déroche, Paris Berger-Levrault, 1991, p. 29-35

7 — Léonard de Vinci Traité de la peinture, op. cit. p. 116-120

8 — Pline l’Ancien Histoire naturelle, XXXV trad. J.-M. Croisille, Paris Les Belles Lettres, 1985, p. 58

9 — Théophile, Essai sur divers arts trad. J.-J. Bourassé, Paris Picard, 1980, p. 32

10 — Cf. A. Béguin, Dictionnair technique de la peinture, IV, Paris André Béguin, 1981 p. 690-693. G. Loumyer Les Traditions technique de la peinture médiévale, Bruxelles Van Oest, 1920 (rééd. Nogent-le-Roi Laget, 1996), p. 163-166 M. P. Merrifield, Medieva and Renaissance Treatise on the Art of Painting Original Texts with Englis Translations (1849), New York Dover Publications, 1967 p. CXXXIX et 618

11 — A.-A. Cadet-de-Vaux Mémoire sur la peinture au lait Paris, Veuve Panckoucke, 1800 passim, qui distingue « peintur au lait détrempe », « peinture au lai résineuse » et « badigeon »

12 — A. Béguin, Dictionnair technique de la peinture, I Paris, André Béguin, 1978 p. 190

13 — C. Cennini, Le Livre de l’art op. cit., p. 71, 165 214 et 267

14 — ibid., passim. Le bol d’Arméni est évoqué dans dix-sept chapitre du traité, surtout les chapitres CXXX et CXXXII, p. 230-233 Cf. D. V. Thompson The Materials and Technique of Medieval Painting (1936) New York, Dover Publications 1956, p. 219-220

15 — A. Béguin, Dictionnair technique de la peinture, I op. cit., p. 190

16 — Pline l’Ancien, Histoir naturelle, XXXV, op. cit., p. 57

17 — ibid., p. 51

18 — Jehan le Bègue Tabula de vocabulis sinonimi et equivocis colorum éd. et trad. M. P. Merrifield Medieval and Renaissanc Treatises, op. cit., p. 20-21

19 — Cf. R. Ciasca L’arte dei medici e speziali nell storia e nel commercio Fiorentin dal secolo XII a XV, Florence Olschki, 1927 (éd. 1977)

20 — Je pense à la question posé publiquement par Sarkis au Salo de Mai en 1969 : « Connaissez-vou Joseph Beuys ? », ou à sa participatio à la célèbre exposition dirigé par Harald Szeemann When Attitudes Become Form Berne, Kunsthalle, 1968 Sur Beuys et la relatio art-médecine, cf. T. Davil et M. Fréchuret (dir.) L’Art médecine, Antibes-Paris Musée Picasso-RMN, 1999 p. 171-186

21 — Cf. J. Derrida « La pharmacie de Platon » (1968) La Dissémination, Paris, Le Seuil 1972, p. 69-197

22 — P. Valéry, « Prose 1892-1893) cité et commenté par J. Jallat « Entre lait et cendres le poème », Bulletin des étude valéryennes, XXIII, 1996 n° 72-73, p. 169-172

23 — Cité par É. Bullot « Kiosque pour Sarkis » art. cit., p. 44-45

24 — Artémidore, Onirocriticon La clef des songes trad. A. J. Festugière, Paris Vrin, 1975, p. 251. De même « Quelqu’un rêve-t-il qu’il est dan les langes, comme les enfants et qu’il tète le lait de quelqu femme […], il sera atteint d’un longue maladie. […] Quant à rêve qu’on a du lait dans ses seins […] cela signifie prospérité » ibid., p. 34

25 — G. Bachelard, L’Ea et les rêves. Essai sur l’imaginatio de la matière, Paris, José Corti 1942 (éd. 1997), p. 158

26 — ibid., p. 158 et 170

27 — ibid., p. 164

28 — ibid., p. 157 et 161

29 — ibid., p. 160-161

30 — ibid., p. 158-161

31 — J. Michelet, La Mer (1861) Paris, Gallimard, 1983 p. 114-117

32 — Id., La Femme (1859) Paris, Flammarion, 1981, p. 95

33 — ibid., p. 97

34 — Évangile selon saint Jean, XX 24-29

35 — Cf. G. Didi-Huberman « Une ravissante blancheur (1986), Phasmes Essais sur l’apparition, Paris Minuit, 1998, p. 76-98

36 — « Le lait est, en général, dan tous les animaux, un liquide opaqu blanc, doux, plus ou moins sucré un peu plus pesant que l’eau Il est toujours composé d’une matièr caseuse, d’une matière butireuse, d’ea et de sucre de lait. Ces substances [… contiennent en dissolution différent sels, des phosphates terreux et de hydrochlorates de potass et de chaux » C.-M. Gardien, « Lait », Dictionnair des sciences médicales, XXVII Paris, Panckoucke, 1818, p. 127

37 — Cf. notamment A. Paré oeuvres complètes éd. J.-F. Malgaign (1840-1841), Genève Slatkine Reprints, 1970, II p. 771 et III, p. 667

38 — Aristote, De la génératio des animaux, II, 4, 739 et IV, 8, 777a, trad. P. Louis Paris, Les Belles Lettres 1961, p. 69 et 172

39 — Cf. C. D. O’Malle et J. B. de C. M. Saunders Leonardo da Vinc on the Human Body The Anatomical, Physiological an Embryological Drawings, New York Henry Schuman, 195 (rééd. New York, Dover Publications 1983), p. 460-461

40 — Cf. R. Zapperi, L’Homm enceint. L’homme, la femm et le pouvoir (1979) trad. M.-A. Maire Vigueur, Paris PUF, 1983. R. Lionetti Le Lait du père (1984) trad. A.-M. Castelain, Paris Éditions Imago, 1988

41 — Cf. C. Fortier, « Le lait le sperme, le dos. Et le sang Représentations physiologiques d la filiation et de la parenté de lai en Islam malékite et dans la sociét maure » Cahiers d’études africaines, XLI 2001, n° 1, p. 97-138

42 — C. Malamoud Cuire le monde. Rite et pensé dans l’Inde ancienne, Paris La Découverte, 1989, p. 52

43 — Cf. G. Marcy, « L’allianc par collactation (tad’a) che les Berbères du Maroc central » Revue africaine, LXXIX, 1936, n° 2 p. 957-973. P. Bonte « Le sein, l’alliance, l’inceste » Autrement. Série mutations mangeurs, n° 143, 1994, p. 143-156

44 — Cf. S. Altorki « Milk-Kinship in Arab Society an Unexplored Problem in th Ethnography of Marriage » Ethnology, XIX, 1980, n° 2 p. 233-244 J. Khatib-Chahidi, « Milk-Kinshi in Shi’ite Islamic Iran » The Anthropology of Breast-Feeding Natural Law or Social Construct dir. V. Maher Oxford-Providence, Berg, 1992 p. 109-132 F. Héritier-Augé « Identité de substance et parent de lait dans le monde arabe » Épouser au plus proche. Inceste prohibitions et stratégie matrimoniales autou de la Méditerranée dir. P. Bonte, Paris, Édition de l’EHESS, 1994, p. 149-164 C. Fortier, « Le lait, le sperm et le dos », art. cit., p. 97-138

45 — Thomas d’Aquin Somme théologique Ia, prologue, trad. H.-D. Gardeil Paris, Desclée, 1968, p. 1 (citant I Corinthiens, III, 2)

46 — Cf. C. Klapisch-Zuber « Parents de sang, parent de lait » (1983), La Maiso et le nom. Stratégies et rituel dans l’Italie de la Renaissance, Paris Éditions de l’EHESS, 1990 p. 263-289

47 — Cf. G. Didier-Huberman « Puissances de la figure Exégèse et visualité dans l’ar chrétien », Encyclopaedi Universalis. Symposium Paris, Encyclopaedia Universalis 1990, p. 596-609

48 — Pline l’Ancien Histoire naturelle, XI trad. A. Ernout et R. Pépin Paris, Les Belles Lettres 1947, p. 103

49 — ibid., p. 104

50 — A. Paré, oeuvres complètes op. cit., II, p. 502

51 — Pline l’Ancien, Histoir naturelle, XXVIII, trad. A. Ernout Paris, Les Belles Lettres 1962, p. 43-50 et 63-67 Cf. également A. Paré oeuvres complètes, op. cit., II p. 77 et 103 ; III, p. 173

52 — Cité et comment par P. Camporesi, Le vie del latte dalla Padania alla steppa, Milan Garzanti, 1993, p. 1 (trad. partielle I. Giordano « Le voie lactée », Autrement Série mutations / mangeurs n° 149, 1994, p. 77)

53 — Apulée Les Métamorphoses, III Livres VII-XI, trad. P. Vallette, Paris Les Belles Lettres, 1945, p. 146-147 Cf. R. B. Onians, Les Origine de la pensée européenn sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde le temps et le destin (1951) trad. B. Cassin, A. Debr et M. Narcy, Paris, Le Seuil 1999, p. 326

54 — R. B. Onians Les Origines de la pensé européenne, op. cit., p. 268

55 — ibid., p. 338-339 J. G. Frazer, Le Rameau d’or, IV Balder le magnifique (1890-1915) trad. P. Sayn (1930), Paris, Rober Laffont, 1984, p. 245

56 — J. G. Frazer Le Rameau d’or, IV, op. cit., p. 204

57 — Cf. M. Meslin « Un don biblique », Autrement Série mutations/mangeurs, n° 143 1994, p. 101-103

58 — Cf. C. Malamoud Cuire le monde, op. cit., p. 51 Y. Tardan-Masquelier « La bonne marche du cosmos » Autrement, op. cit., p. 116-126

59 — Cf. U. Harva Les Représentations religieuse des peuples altaïques (1938) trad. J.-L. Perret, Paris, Gallimard 1959, p. 57 et 123. J.-P. Roux « Le lait et le sein dans le traditions turques » L’Homme, VII, 1967, n° 2, p. 48-63 Pour le domaine slave cf. J. Kabakova, « Le sein et le lai maternel dans l’imaginair des Slaves », La Revue russe, n°8 1995, p. 83-89

60 — Cf. P. Saintyves « Les saints protecteur des nourrices et les guérisseur des maladies de seins », Revu des traditions populaires, XXXI 1916, n° 3-4, p. 77-84 C. Corrain, F. Rittatore et P. Zampini « Fonti e grotte lattaie nell’Europ occidentale », Etnoiatria, I, 1967 n° 2, p. 31-39 G. Plazio, La cera, il latte, l’uom dei boschi. Mitologia e realt sociale in una comunità prealpina Turin, Giappichelli, 1979 R. Lionetti, Le Lait du père op. cit., p. 14-18. P. Camporesi Le vie del latte, op. cit., p. 5-47

61 — Pline l’Ancien, Histoir naturelle, XXVIII, op. cit., p. 63 Thème repris à la Renaissanc par A. Paré, oeuvres complètes op. cit., II, p. 686 Cf. J.-L. Flandrin, « L’attitude à l’égar du petit enfant et les conduite sexuelles. Structures ancienne et évolution » (1973) Le Sexe et l’Occident Évolution des attitudes et de comportements, Paris, Le Seuil 1981, p. 151-216. Pour l’Italie cf. A. Rivera, « Gravidanza, parto allattamento, malattie infantili pratiche empiriche e protezion simbolica », Le tradizioni popolar in Italia : medicine e magie dir. T. Seppilli, Milan, Electa, 1989 p. 63-70. Et, sur un pla anthropologique plus général cf. F. Héritier, « Le sperme et le sang De quelques théories ancienne sur leur genèse et leurs rapports (1985), Masculin/féminin La pensée de la différence, Paris Odile Jacob, 1996, p. 133-151. Id. « La mauvaise odeur l’a saisi. D l’influence du sperme et du sang su le lait nourricier », ibid., p. 153-164

62 — Cf. G. Bataille, Théorie de l religion (1948), oeuvres complètes VII, Paris, Gallimard, 1976 p. 301-302. Id., La Part maudit (1949), ibid., p. 64-65, parmi bie d’autres textes de Bataille sur cett question

63 — Cf. M. Meslin, « Un do biblique », art. cit., p. 103-107 J.-J. Lavoie, « Festin érotiqu et tendresse cannibalique dan le Cantique des cantiques » Studies in Religion, XXIV, 1995, n° 2 p. 131-146 M.-J. Pierre, « Lait et miel ou la douceur du Verbe » Apocrypha, n° 10, 1999, p. 139-176

64 — Cf. J. G. Frazer Le Rameau d’or, IV, op. cit., p. 52-5 et 245. A. Van Gennep, Le Folklor français, I. Cérémonies familiales du berceau à la tombe (1943), Paris Robert Laffont, 1998 p. 118-119. P. Camporesi Le vie del latte, op. cit., p. 32

65 — Cf. C. Klapisch-Zuber « Parents de sang, parents de lait » art. cit., p. 287

66 — Léonard de Vinci, Carnets éd. E. Maccurdy, trad. L. Servicen Paris, Gallimard, 194 (éd. 1987), II, p. 492

67 — S. Freud, Conférence d’introduction à la psychanalys (1916-1917), trad. F. Cambon, Paris Gallimard, 1999, p. 465

68 — M. Douglas, De la souillure Essai sur les notions de pollutio et de tabou (1967), trad. A. Guérin Paris, La Découverte, 1992 p. 29 et 141 : « [Le corps] contien des fluides vitaux qu’il ne doi pas laisser s’écouler ou se diluer On considère […] que les femelle sont littéralement des entrée par lesquells la pureté du conten peut être altéré »

69 — G. Bataille Histoire de l’oeil (1928), oeuvre complètes, I, Paris, Gallimard, 1970 p. 13-14 et 78

70 — Cité par É. Bullot, « Photogéni de l’aquarelle », art. cit., p. 39

71 — J. Altounian « De quoi témoignent les main des survivants De l’anéantissement des vivants de l’affirmation de la vie » Témoignage et trauma. Implication psychanalytiques dir. J.-F. Chiantaretto, Paris, Dunod 2004, p. 27-63

72 — M. de Certeau, « Économie ethniques : pour une écol de la diversité », Annales ESC, XLI 1986, p. 808

73 — ibid., p. 808-809

74 — Cité en exergu par C. Gintz, « Sur les trace du capitaine Sarkis », Sarkis La Fin des siècles, le début de siècles, Paris, ARC-Musée d’Ar moderne de la Ville de Paris 1984, p. 2

75 — Cf. Sarkis. 26.9.19380 Bonn-Ostfildern, Kunst- un Austellungshalle de Bundesrepublik Deutschland-Cant Verlag, 1995, p. 187 et 198-199

76 — Cité par É. Bullot « Kiosque pour Sarkis » art. cit., p. 42

77 — Cf. Sarkis. 26. 9. 19380 op. cit., p. 179

78 — Cf. C. Allemand-Cosneau « Dialogues de lumière » Sarkis « au commencement, le son de l lumière à l’arrivée », Nantes, Musé des Beaux-Arts, 1997, p. 40-43

79 — H. Focillon, « Éloge de la main (1943), Vie des formes, Paris, PUF 1964, p. 128

80 — Cf. H.-C. Cousseau « Sous le regard des icônes » Sarkis. Ikones, Paris École nationale supérieur des Beaux-Arts, 2002, p. 7-15

81 — Cf. P. Florensky La Perspective inversée (1919) trad. F. Lhoest, Lausanne L’Âge d’Homme, 1992, p. 67-120

82 — Cf. G. Didi-Huberman Fra Angelico — Dissemblanc et figuration, Paris, Flammarion 1990, p. 109-11 (éd. 1995, p. 142-143) Cf. également H. Leclercq, « Lait » Dictionnaire d’archéologi chrétienne et de liturgie, VIII-1, Paris Letouzey et Ané, 1928, col. 1065

83 — Cf. L. Langener Isis Lactans — Maria Lactans Untersuchungen zur koptische Ikonographie, Altenberge Oros Verlag, 1996

84 — Cf. A. Cutler « The Cult of the Galaktotrophous in Byzantium and Italy », Jahrbuc des österreichischen Byzantinistik XXXVII, 1987, p. 335-350. E Cruikshank Dodd, « Christian Ara Sources for the Madonna Allattant in Italy », Arte medievale, N. S., II 2003, n° 2, p. 33-39. G. P. Bonan et S. Baldassarre Bonani Maria lactans, Rome, Marianum, 1995

85 — Cf. F. Ronig, Theologisch Inhalt des Bildes der stillende Muttergottes (Maria Lactans) Saarburg, Rassier, 1964 B. A. Williamson, « The Virgi Lactans as Second Eve : Imag of the Salvatrix », Studies i Iconography, XIX, 1998, p. 105-138 Sur le culte marial à Rome cf. surtout l’étude remarquabl de G. Wolf, Salus Populi Romani Die Geschichte römische Kunstbilder im Mittelalter, Weinheim VCH-Acra Humaniora, 1990

86 — Pseudo-Denys l’Aréopagite « Lettre IX », trad. M. de Gandillac oeuvres complètes, Paris, Aubier 1943 (éd. 1989), p. 355

87 — ibid., p. 356

88 — ibid., p. 356-357

89 — ibid., p. 357

90 — Cf. L. Dal Prà (dir.) Bernardo di Chiaravall nell’arte italiana dal XI al XVIII secolo, Milan, Electa 1990, p. 48-71

91 — Cf. M. Bartoli « Analisi storica e interpretazion psicoanalitica di una visione s Santa Chiara d’Assisi » Archivum Franciscanum Historicum LXXIII, 1980, n° 4, p. 449-472 Sur la lactation comme thèm mystique et monastique cf. C. W. Bynum, Holy Feas and Holy Fast. The Religiou Significance of Food to Medieva Women, Berkeley-Los Angeles Londres, University of Californi Press, 1987, p. 116-118, 190-191 270-275, 289-293, etc

92 — Catherine de Sienne Le Livre des dialogues trad. L.-P. Guigues, Paris, Le Seuil 1953, p. 308

93 — Cf. M. Von Thadden Die Ikonographie der Carita in der Kunst des Mittelalters, Bonn Thèse de l’Université, 1951

94 — Cf. G. Didi-Huberman « Un sang d’images » Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 32, 1985, p. 123-153

95 — Cf. C. W. Bynum Jesus as Mother. Studies in th Spirituality of the High Middle Ages Berkeley-Los Angeles-Londres University of California Press, 1982

96 — Sarkis, « au commencement le toucher » (pour Matthia Grünewald), 2005. Six films vidé réalisés au Centre de recherch et de restauration des musée de France, au Louvre

97 — J.-K. Huysmans Les Grünewald du musée de Colma (1904), éd. P. Brunel A. Guyaux et C. Heck, Paris Hermann, 1988, p. 50-52

98 — ibid., p. 50

99 — ibid., p. 50 et 52-53

100 — ibid., p. 21-22

101 — ibid., p. 48

102 — ibid., p. 33

103 — ibid., p. 30 et 44

104 — ibid., p. 30 et 10 (Carnet de 1903)

105 — On retrouve le mêm système chromatique dan le « bloc de compassion » roug et blanc qui entour la Crucifixion de Bâle

106 — Berlin, Kupferstichkabinett Cf. H. Ziermann et E. Beissel Matthias Grünewald, Munich Londres-New York, Prestel, 2001, p. 12

107 — Cf. H. Hubach Matthias Grünewald der Aschaffenburge Maria-Schnee-Altar. Geschichte Rekonstruktion, Ikonographie Mainz-Trier, Verlag der Gesellschaf für mittelrheinisch Kiechengeschichte, 1996 E. Wiemann, Die Stuppache Madonna, Stuttgart, Staatsgalerie 1998

108 — Berlin, Kupferstichkabinett Cf. H. Hubach, Matthias Grünewald der Aschaffenburge Maria-Schnee-Altar, op. cit. planche III

109 — G. Agamben, Profanations trad. M. Rueff, Paris, Payot e Rivages, 2005, p. 91

110 — ibid., p. 92

111 — ibid., p. 93

112 — ibid., p. 93-94

113 — ibid., p. 100-107 et 112

114 — ibid., p. 94

115 — ibid., p. 113

116 — Cf. A. Rey (dir.) Dictionnaire historiqu de la langue française, Paris Dictionnaires Le Robert 992, I, p. 109( (sv « Lai »)

117 — U. Fleckner et Sarkis Die Schatzkammern de Mnemosyne. Ein Lesebuc mit Texten zur Gedächtnistheori von Platon bis Derrida, Dresde Verlag der Kunst, 1995

118 — U. Fleckner « L’atelier sans artiste À propos de la représentatio du lieu de travail, de Caspar Davi Friedrich à Sarkis » trad. O. Brogden, Sarkis 21.01.2000-09.04.2001 op. cit., p. 24-35. Id., « Theatru mundi », Sarkis. Le mond est illisible, mon coeur si Lyon-Milan, Musée d’Ar contemporain-5 Continents Éditions 2003, p. 129-135

119 — Cf. G. Didi-Huberman « L’image brûle » (conférenc prononcée le 18 juin 200 au Centre Georges Pompidou, extrai publié dans Art Press, n° spécial 25 2004 [« Images et religion du livre »] p. 68-73), à paraître

120 — Sarkis. 26.9.19380 op. cit., p. 14

121 — U. Fleckner « “Der Leidschatz der Menschhei wird humaner Besitz” Sarkis, Warburg und das sozial Gedächtni der Kunst », Sarkis Das Licht des Blitzes — Der Lär des Donners, Vienne, Museu moderner Kunst-Stiftung Ludwig 1995, p. 33-46 art. cit., p. 134

122 — Id., « Theatrum mundi »

123 — M. Yourcenar, « Le lait de l mort » (1938), Nouvelles orientales Paris, Gallimard, 1963, p. 43-58 Récit commenté par A. Guyaux « Le lait de la mère », Critique n° 383, 1979, p. 368-374 Pour une étude comparativ de ce motif, cf. H. Diplich Das Bauopfer als dichterisches Moti in Südosteuropa, Munich, Verla des südostdeutschen Kulturwerkes 1976, et surtout le recueil compos par V. Gély-Ghedira (dir.) Le Lait de la mort. La ballade d l’emmurée et sa fortune littéraire Clermont-Ferrand, Université Blais Pascal-Centre de Recherche sur les Littératures moderne et contemporaines, 1998.