Préliminaires

L’esthétique a pour objet soit une préoccupation Kantienne pour la notion de beauté, soit, à partir du marxisme, l’analyse des conditions de production de l’art. Le premier voit la beauté comme une qualité universelle, au même titre que la vérité ou la bonté. On accède à la beauté lorsque tous les aspects circonstanciels sont mis de côté dans un acte de jugement désintéressé. En revanche, dans une lecture marxiste, les œuvres d’art deviennent, pour chaque moment de l’histoire, les archives d’événements sociaux et économiques. De ce point de vue, le fait même de se préoccuper de beauté est un produit de l’histoire au même titre que ces objets considérés comme beaux.

Cette dualité entre beauté et histoire a de nombreuses limites. Elle est particulièrement inadaptée pour comprendre la notion de sublime, moment où le sujet (soi-même) est attiré par des images ou des sons qui évoquent le sentiment d’être perdu, comme noyé dans l’espace infini. Mais cette dualité échoue également à tenter de comprendre de quelle façon l’art et la musique permettent d’entrevoir un monde meilleur, monde où règnent une joie et une liberté traditionnellement reléguées à l’imagination et par là même protégées des conditions matérielles, mais aussi incapables de les transformer. La beauté devient alors pure compensation.

Dans un de ses premiers essais qui porte sur la culture bourgeoise, Herbert Marcuse écrit que l’art a cette qualité compensatoire, qu’il permet à l’oppression de s’exercer sans rencontrer de protestation. [1] Toutefois, dans ses écrits plus tardifs, il revient sur cette position pour affirmer que lorsque le changement politique n’est pas vraiment possible, l’art devient un moyen de fracturer une réalité oppressante. [2] C’est également dans ses écrits tardifs que T. W. Adorno défend l’idée selon laquelle l’art tire son caractère critique de la distance qui le sépare de la réalité ; l’altérité, voilà ce qui scelle le contrat social de l’art. A propos d’En attendant Godot de Samuel Beckett, il écrit : « Plus une société devient totalitaire […] plus les œuvres dans lesquelles cette expérience se sédimente deviennent autres à cette société. » [3] Beckett est donc un réaliste ; et le « monde d’images miteux et abîmé » de ses pièces n’est que « l’impression en négatif du monde tel qu’il est gouverné. »[4] Adorno ajoute que dans l’art abstrait, il y a une impression insistante de la présence de l’œuvre, ou plutôt de la trace de ce qu’elle a oblitéré. Ceci renvoie à une triangulation esthétique plutôt qu’à une dualité. S’ajoute à la tension entre beauté (l’empathie avec l’objet de la perception) et sublimité (abstraction dans laquelle les frontières du sujet observant se dissolvent) une troisième possibilité, celle de ce qui, bien qu’effacé, est aperçu, ce qui autrefois existait, ou ce qui pourrait exister. Toutefois la matérialité de l’art crée une tension supplémentaire avec l’immatérialité de la mémoire, de l’anticipation et de la dimension inventive d’une conscience réfléchie.

Tout cela est produit, dans le sens où cela se déroule de façons spécifiques et dans des conditions historiques spécifiques ; je ne prétends aucunement que cela relève ni de la métaphysique, ni de la mystique. Cette approche ne requiert pas non plus d’universaux. Mais elle peut éclairer la manière dont l’art envisage certaines questions, telles que ce qui reste des morts, de l’amour, ou de soi-même dans les vicissitudes de la vie, et ce qui relie les individualités entre elles. Toutefois, je dois prendre garde de ne pas me laisser aller à une idée romantique de l’art comme lieu privilégié fournisseur d’aura, ou comme instance qui ne pourrait interpeller qu’un œil éduqué comme il le faut. Voilà pourquoi la matérialité de l’œuvre d’art est cruciale, même pour des supports que l’on décrit aujourd’hui comme relevant d’une production immatérielle, comme l’imagerie filmique ou numérique. Après tout, la présence même de l’image ne nous est rendue accessible que par une sensation matérielle ; sa configuration est toujours particulière. Il s’agit de cette forme-ci, de cette couleur-ci, de cette texture de surface et de ce mouvement-ci, et pas de ceux-là, ni encore d’autres. Pourtant, c’est tout autant cette sensation en particulier perçue par cette conscience en particulier, avec ce que cela implique de bagage culturel.

Début

La difficulté à identifier ce dont je fais l’expérience lorsque je regarde une œuvre d’art devient explicite lorsque l’œuvre est vue (ou entendue) hors contexte. Pourtant je sais que je suis parfois attiré par des œuvres dont je ne sais presque rien et dont l’attrait déborde une pure sédimentation de circonstances. Lorsque, par exemple, je regarde un film court (en DVD) de Sarkis Zabunyan, Au commencement Louis Kahn, 8.11.2007, il y a des éléments que je peux relier à certaines circonstances, mais d’autres que je ne peux pas. Je commence par tenter de décrire ma perception du film.

Du lait est versé dans un bol de porcelaine blanche placé sur une page d’un livre ouvert. Sur l’autre page, il y a une photographie de l’architecte dessinant dans son atelier. Quelqu’un, que j’imagine être l’artiste, trempe son majeur dans le lait. Le doigt est recouvert d’un pigment ocre. Le liquide commence à bouger. Une vague forme d’étoile apparaît d’abord alors que le pigment se dégage du doigt. Puis le doigt est partiellement retiré et se met à remuer lentement le liquide, soulevant le pigment qui tournoie en masses arrondies et complexes qui adhèrent et se fragmentent tout à la fois. Pendant un instant, le lait blanc réapparaît comme pris dans une mer ocre, prenant grossièrement la forme de l’Inde sur une carte. Le doigt est retiré. Le liquide tourne plus lentement. Fondu a noir.

Je pourrais écrire qu’un motif en jaune et blanc apparaît, mais l’image de cette carte tient au souvenir que j’ai d’une carte de l’Inde. Cela pourrait relever du hasard. Je ne sais pas si l’artiste l’a vue de cette manière. Je pourrais aussi dire que le pigment qui flotte dans le lait a l’apparence du marbre, ou encore d’un monde aperçu de très loin (comme si la Terre était jaune sous des nuages blancs lorsqu’on la voit de l’espace). Je pourrais dire, en me servant d’un autre souvenir, celui de mes lectures sur l’histoire de l’art de la Renaissance, que les sensations procurées par le jaune et le blanc ressemblent à celles que l’on a lorsqu’on distingue une image à partir de taches sur un mur de plâtre. Je peux aussi être plus précis, plus matériel. L’ocre est une couleur caractéristique de l’Inde, pays de pigments. Le jaune est la couleur des cônes d’épices vendus sur des étals au bord des routes, de la terre sur laquelle reposent ces étals, et des murs qui se dressent derrière ceux-là ; c’est également la couleur des bouses de buffles nourris de feuilles de manguiers. [5] En termes artistiques, l’ambiguïté entre figure et fond (dans une image jaune encadrant un espace blanc, comme une mer encadrant la terre) est une tension familière, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle que l’on retrouve dans les tableaux de Mark Rothko. Mais le film évoque-t-il le souvenir de Kahn (que Sarkis n’a jamais rencontré), ou de l’Inde ?

Kahn est mort en 1974, et l’un de ses derniers projets était de concevoir une série de bâtiments pour l’Institut Indien de Management à Ahmedabad (1962-1974). Faisant fusionner le vernaculaire et le modernisme, il utilisa des murs de brique avec de grandes ouvertures sans vitres afin « d’envelopper » des espaces intérieurs centraux « en ruine ». [6] Il utilisa de la brique locale pour disposer les bâtiments orthogonalement, suggérant ainsi un ordre parfaitement moderne (la planification de l’espace comme rationalité). Pourtant il existe des environnements orthogonaux dans le nord de l’Inde : ceux du Jaipur du dix-huitième siècle par exemple. L’occident n’en a pas le monopole. Plus innovante, et inspirée des plans d’Ann Tyng pour le dortoir de Bryn Mawr College (1963), c’est la manière dont Kahn articule et unifie le site d’Ahmedabad grâce aux espaces interstitiels : des trous qui consolident le site. Kahn évoquait dans ses écrits « un lieu où règnent les espaces qui peuvent être reliés par des façons de marcher, et cette marche elle-même est une marche protégée… dans des espaces variés où les gens peuvent … trouver l’endroit où ils peuvent faire ce qu’ils veulent. » [7] Son travail servit de point de départ à l’architecte indien Balkrishna Doshi (qui avait travaillé avec Kahn à Ahemedabad) pour l’Institut de Management de Bangalore (1977-1985) et pour le bâtiment de la Compagnie des Engrais de l’Etat de Gujurat à Baroda (1964-1969) [8]. Ces exemples sont souvent interprétés comme de l’architecture durable, ou comme des hybrides de design indien et moderniste. Mais, selon moi, ils présentent aussi l’articulation d’une tension créative (qui n’est d’ailleurs pas nécessairement résolue) entre des vocabulaires indien et occidental. Et il se pourrait que dans le film de Sarkis mentionné plus haut, comme dans d’autres ayant aussi trait aux bâtiments édifiés par Kahn (dont l’un dans lequel les bruits de fond du site ont été enregistrés), une tension elle non plus résolue apparaisse.

Erik Bullot écrit la chose suivante : « L’artiste parvient à un montage idéal en privilégiant, non seulement la synthèse, … mais aussi l’intervalle… Il s’intéresse au seuil, au bord, à l’interstice… » [9] Ce trou permet à une tension entre figure et fond de surgir, entre orient et occident ; ou bien, à nouveau, entre un modernisme parmi tant d’autres et une tradition parmi tant d’autres et au sujet desquels ni l’orient ni l’occident n’ont de prérogatives exclusives. Sarkis installe un terrain d’interstices, d’espaces, de trous entre lesquels se développe l’hybridité. De chaque côté de l’interstice, il y a des traits, des signes qui composent un langage, un système de différences. [10] Mais toutes les formes d’art ne sont pas systématiques. Il y a aussi la fissure [11] dans laquelle se fracture l’idée. Cela laisse des traces : de la poussière ou encore de la cendre. Et le pigment n’est pas si différent de la poussière, même s’il ne lui est pas non plus tout à fait similaire.

Milieu

L’artiste est ce sujet qui article le sujet, au sens de contenu, de l’œuvre. Chez Sarkis, l’œuvre est souvent une installation réalisée à partir d’objets créés ou collectés au fil des années. Dans son atelier de Villejuif, quatre œuvres qui pour Sarkis ont depuis longtemps une grande importance sont reproduites numériquement : La Bataille de San Romano d’Ucello, le retable d’Issenheim de Grünewald, le Werkcomplex de Beuys et Le Cri de Munch. Il déclare dans une interview :

J’ai grandi à Istanbul… Parce que j’apprenais le français… la France a commencé à m’intriguer.

J’ai gardé la maison de ma mère à Istanbul… J’ai été un enfant de la Seconde Guerre mondiale et cela a marqué ma vie. … Lorsqu’elle est venue à Paris… ma mère a dit qu’elle ne savait pas comment je pouvais vivre avec toutes ces odeurs…

Mon projet consiste en une méditation sur l’espace et le temps. … mon propre musée virtuel réalisé à partir d’une technologie de pointe.

Je n’ai pas de voiture. Je découvre tout en marchant… Je ne considère pas mon atelier comme un atelier parisien…

… J’ai pris des habitudes dans la ville et à sa périphérie. J’ai voyagé à travers le monde… Mais au bout de trois jours…

Je mène une vie très simple. Je suis toujours en train de travailler, même lorsque je ne travaille pas. …

Je me considère comme un citoyen du monde. J’aimerais être témoin de l’ouverture des frontières entre la Turquie et l’Arménie. … Ma patrie, ce sont mes souvenirs. [12]

Les souvenirs sont personnels. De même que les monuments. Sarkis a créé Le Forgeron de Sarkis en rouge et vert, Hommage à Walter Benjamin dans la nuit du 25 au 26 septembre 1993 à Port-Bou, en France, là où Benjamin mourut le 26 septembre 1940 pensant que, sans visa pour les Etats-Unis, il ne serait pas autorisé à franchir la frontière vers l’Espagne (on notera en outre que le 26 septembre correspond à l’anniversaire de Sarkis). Il s’agit d’un forgeron portant un masque rouge et vert sur une caisse portant l’inscription Kriegsschatz. [13] Parmi les derniers écrits de Benjamin, on trouve « Thèses sur la philosophie de l’histoire », un document jamais censé être publié. [14] Esther Leslie compare ces thèses à celles de Marx (dans un cahier de 1845) et aux « Thèses d’avril » de 1917 de Lénine ; toutes « suggèrent de rompre avec les anciens modes de pensée dominants… et d’envisager d’une nouvelle façon la relation entre pensée et pratique. » [15] Elle ajoute que les Thèses de Benjamin incarnent cette aliénation de l’intellectuel de gauche, celui « qui parle en langues à ceux, peu nombreux, qui l’écoutent. » [16] Ceci pourrait presque être une caricature de l’artiste ou de l’écrivain moderne ; Malter Laurids Brigge par exemple (tel qu’imaginé par Rainer Maria Rilke [17]). Toutefois Benjamin chercha à révolutionner la production culturelle. Rompant avec l’aliénation prescrite pour l’individu créateur par une société bourgeoise, l’écrivain engagé ne se contente pas d’écrire sur les travailleurs (dont le rôle est de s’approprier les moyens de production), il change également les moyens de production littéraire en comblant le fossé qui sépare écrivains et lecteurs. [18] Dans la fabrique d’une culture du quotidien, les écrivains deviennent des lecteurs et les lecteurs des écrivains. Mais dans ses Thèses tardives, Benjamin introduit un nouvel aspect, celui de la rédemption dans une période d’annihilation : une lumière, une chaleur émanant de la fin de l’histoire et qui rejaillit sur le présent et le passé. L’idée d’une histoire rédemptrice était venue à Benjamin en observant une aquarelle de Paul Klee intitulée Angelus Novus (qu’il avait achetée à Munich en 1921 et qu’il avait pris l’habitude d’accrocher au-dessus de son bureau où qu’il soit.) [19] L’ange se tient au-dessus d’un amoncellement de décombres, détritus engendrés par le progrès et emportés par un vent irrésistible. Ce moment où apparaît l’ange est le moment présent (Jetztzeit) : une faille temporelle. [20]

Fin

Le corps est embaumé, enveloppé dans un linge et déposé dans un sarcophage en préparation du voyage, long et difficile. Il y a des boîtes en formes des gardiens des entrailles : le babouin, l’homme, le faucon et le chacal. Il y a de petits paniers de graines et de fruits secs : de la nourriture pour le jour et pour la nuit, temps du voyage des tumulus des Enfers vers le lever du soleil. Osiris conduit Hetep-Baster, fille d’Ut-Wer, vers la fusion dans l’éternité. [21] Autre entreprise de distanciation, le visage du cinéaste K, ami de Sarkis, est modelé à partir de lumières qui sortent de l’ombre. Mais peut-être retourne-t-il plutôt vers les ténèbres. La trace est aussi légère qu’une poignée de cendre grise. L’exposition de Sarkis à Montréal en 2004 comprenait un film de 10 minutes et 44 secondes, et une momie de 2 600 ans. En aucune circonstance K et Hetep-Baster ont-ils pu se rencontrer. Il est peu probable que K ait jamais entendu parler d’elle. Il est impossible qu’elle ait entendu parler de lui, ou de son monde, ou qu’elle ait su ce qu’était un film. Entre ces deux morts, il y a un gouffre impossible à combler. D’ailleurs, ce travail minutieux de fabrication et de décoration du sarcophage, le fait d’embaumer le corps et de lui fournir tout ce dont il a besoin pour son voyage au-delà de la mort ne faisait que reproduire le processus de préservation du corps par dessiccation dans le sable, sans rien apporter de plus d’un point de vue matériel. [22] Mais ce n’est pas seulement pour les morts et leur vie dans l’au-delà qu’on fabrique une effigie, elle sert aussi de tombeau pour les souvenirs de ceux qui restent en vie.

A propos de l’image de K créée par Sarkis à partir d’une vidéo et éclairée sur une table lumineuse, émergeant de celle-ci par pixels, Louise Déry écrit qu’elle est « réchauffée et libérée par un système d’éclairage qui la transforme en une figure présente… ramenée doucement à la vie, se recomposant sous l’action progressive de toutes petites touches de lumière et de délicates empreintes colorées. » [23] Elle est disposée sur un axe parallèle à la tête de la momie et au-dessus duquel se trouve un disque de lumière projeté sur de la soie rouge (tel un soleil qui serait perpétuellement sur le point de se lever, le soleil qui surplombe le désert, le soleil du scarabée).

Traces

A Montréal, Sarkis déroula 17 cassettes vidéo et les exposa dans une de ces vitrines dans lesquelles on expose habituellement les pièces de musée. Déry décrit cela comme sa réserve de films, également conservés dans sa mémoire. Un film peut être reproduit. Depuis son invention, il est une réalité concrète avec une structure et un vocabulaire (filmiques) spécifiques. Comme l’écrit Walter Benjamin, à la différence des œuvres d’art traditionnelles, le film n’est pas doté d’une aura qu’il perdrait lorsqu’on le reproduit. [24]

Leslie résume ainsi la thèse de Benjamin concernant le support filmique : « La reproduction d’un objet sur pellicule revient à faire une copie de celui-ci, un objet reproduit en masse qui n’a plus rien à voir avec une représentation unique. » [25] Projeter un film, est-ce comme raconter une histoire ? L’histoire est racontée à nouveau dans toute une gamme de versions différentes, toutes aussi authentiques les unes que les autres. Il n’y a pas d’histoire originelle qui puisse se présenter comme sa forme véritable, pas de réalité filmique essentielle et donc pas de représentation. Comme dans le langage verbal, la monstration et la réception, ou encore l’utilisation et le sens, s’infléchissent mutuellement. Les traces de l’un se sédimentent toujours dans l’autre, et celles de l’autre sont déjà dans le premier. Peut-être certains aspects de la culture de tous les jours ont-ils aussi cette qualité. Peut-être des objets collectés par hasard (parce que leur forme matérielle correspond à un souvenir particulier, mais dont on n’a pas tout à fait conscience) évoquent-ils cette dimension : celle des pièces surpeuplées de la culture.

Ernst Bloch écrit ceci : « Nous-mêmes pouvons aussi surgir dans l’Ici et le Maintenant de manières très étranges ; nous n’en sommes jamais loin. » [26] Il rapporte une histoire : un mendiant raconte qu’il est un pauvre homme qui rêva un jour qu’il était un roi qui avait dû fuir son pays envahi. Tout ce que le mendiant possède en dehors de ses haillons, c’est ce passé fictionnel, mais en racontant cette histoire, il récupère une chemise auprès du groupe de rabbins qui l’écoutent. Dans une autre histoire, Bloch souligne « la noirceur du moment qui vient tout juste d’être vécu [et qui] encore une fois va immédiatement se ranger tout au fond… d’une mémoire conservée là depuis longtemps. » On imagine communément le présent comme étant baigné de lumière. C’est une conception classique. Mais Bloch écrit :

Ceci est surtout vrai lorsque nous sommes devant les autres, mais nous ne pouvons presque toujours qu’être simplement visibles. Parfois, nous laissons entrevoir plus, mais il n’est pas sûr que cette demi-mesure, ce devenir, soit justes. Non seulement le Maintenant dans lequel nous nous trouvons toujours est noir. Mais, en fait, si celui-ci est noir, c’est avant tout car, en tant qu’êtres vivants, nous nous trouvons dans ce Maintenant, ou plutôt nous sommes tout bonnement ce Maintenant. [27]

Le sujet est dispersé. Le Maintenant est partout en même temps, on le trouve dans les contes folkloriques racontés en dialectes, littérature populaire dans une société industrialisée, ou dans les blagues. Voilà le but de Bloch : démontrer que l’on peut entrapercevoir du familier dans des lieux qui ne le sont pas. Pour Bloch, comme pour Benjamin, de tels aperçus mettent en lumière un espoir. Contrairement au souvenir des morts, ils ne nécessitent ni vigile, ni surveillance. L’histoire, la trace, a aussi son ange fictif.

Mais si la trace prend vie, c’est par la manière dont l’histoire est racontée à un moment précis, la manière dont l’image est configurée, dont l’historie ou l’image sont reçues. L’étincelle advient dans la relation exacte de certaines propriétés matérielles. Dans la littérature méditative de la Contre-réforme, les fidèles sont invités non seulement à voir, mais à entendre les sons, à toucher les surfaces, à goûter les larmes, à sentir les odeurs de la Nativité, de la Crucifixion, de la Transfiguration… comme si il ou elle avait été là au moment où elles avaient eu lieu. [28] Si ceci n’est pas possible aujourd’hui, il est possible avec le film d’imaginer des narrations alternatives, et avec des installations artistiques de matérialiser la réalité et de la mettre à distance critique. Mais si cette distance doit être une distance qui relie autant qu’elle permet de critiquer, elle requiert de la matérialité, une présence matérielle. Si mon enfance était un Eden dont je n’ai plus souvenir aujourd’hui, l’art me permet d’entrapercevoir ce jardin que je n’occupe plus dans la trace de feuilles, dans les couleurs des herbes au soleil ou éclairées par la lune. Seulement cette trace est immatérielle, une inflexion de la conscience qui ne permet aucun véritable retour en arrière. L’image de K flotte près d’Hetep-Baster. Auprès des deux se trouve l’orbe rouge du soleil-de la lumière sur de la soie.

Malcolm Miles est professeur de Théorie culturelle à l’université de Plymouth au Royaume-Uni et l’auteur de Urban Avant-Gardes (2004), Cities and Cultures (2007) et Urban Utopias (2008).


1 Herbert Marcuse, « The Affirmative Character of Culture » (1937), dans Negations, Harmondsworth, Penguin, 1968, pp. 88-133

2 Herbert Marcuse, The Aesthetic Dimension, Boston, Beacon Press, 1978

3 T. W. Adorno, Aesthetic Theory, Londres, Athlone, 1997, p. 31

4 ibid.

5 Au dix-neuvième siècle, le pigment Jaune indien utilisé dans la peinture à l’huile était extrait de balles de bouses séchées produites par des buffles nourris de feuilles de manguiers ; ce régime sur une période prolongée les rendait émaciés. L’importation de ce pigment en Europe est aujourd’hui illégale.

6 Cité dans James Steele, Rethinking Modernism for the Developing World: The Complete Architecture of Balkrishna Doshi, Londres, Thames and Hudson, 1961, p. 61, légende d’image

7 Louis Kahn, « Discours de conclusion du congrès de Waterloo », dans Oscar Newman dir. New Frontiers in Architecture, New York, Universe Books, 1961, p. 212, cité dans Steele, Rethinking Modernism, p. 61

8 Steele, Rethinking Modernism, pp. 61-72 ; 49-60

9 Erik Bullot, « Before?after: notes of the films of Sarkis », texte du catalogue Sarkis: Alive and After, San Francisco Art Institute, 2007, p. 58

10 « Je peux également … isoler quelque part dans le monde (dans un endroit lointain) un certain nombre de traits (un terme employé en linguistique), et, à partir de ces traits, délibérément créer un système. C’est ce système que j’appellerai : Japon. » (Roland Barthes, Empire of Signs, New York, Hill and Wang, 1982, p. 3 [d’abord publié sous le titre L’Empire des signes, Genève, Skira, 1970]

11 « … pas d’autres symboles, mais la fissure même du symbolique. » Barthes, Empire of Signs, p. 4

12 extraits d’un entretien donné à Margaret Kemp, Financial Times, 7 avril 2007 [consulté en ligne sur http://search.ft.com le 2 décembre 2008]

13 Louise Déry, « Sarkis: Votive Installation », texte du catalogue Sarkis : 2006 ans après 10 minutes 44 secondes, Galerie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), p. 138 ; 142 n. 35

14 Note éditoriale, « Uber der Begriff der Geschichte », Gesammlte Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1972-1991, vol 1.3 pp. 1223 ; 1227 cité dans Esther Leslie, Walter Benjamin: Overpowering Conformism, Londres, Pluto, 2000, p. 207

15 Esther Leslie, Walter Benjamin, p. 206

16 ibid

17 R. M. Rilke, The Notebooks of Malter Laurids Brigge, Londres, Vintage Books, 1985

18 Walter Benjamin, « The Author as Producer » (1934) dans Understanding Brecht, Londres, Verso, 1998, pp. 85-104

19 Esther Leslie, Walter Benjamin, p. 202

20 Christine Buci-Glucksmann, Baroque Reason: The Aesthetics of Modernity, Londres, Sage, 1994, p. 44

21 La momie appartient à la 26ème dynastie, elle fut offerte à l’Ecole des Beaux-arts de Montréal par le gouvernement égyptien en 1927 et fait aujourd’hui partie de la collection de l’Université du Québec à Montréal ; voir Louise Déry, texte de catalogue, p. 141, n. 15

22 Stephen Quirke, Ancient Egyptian Religion, Londres, British Museum, 1992, p. 143

23 Louise Déry, texte de catalogue, p. 134

24 Walter Benjamin, « The Work of art in the Age of Mechanical Reproduction », Illuminations, Londres, Fontana, 1973, pp. 219-253 ; Leslie souligne qu’une traduction plus exacte du titre allemand serait « The Work of art in a Period of Technical Reproducibility » et que la seconde version de cet essai fut traduite en français dans une version plus courte par Pierre Klossowski en 1936 ; ceci fut publié dans Zeitschrift für Sozialforschung après des coupes supplémentaires opérées par Hans Brill qui supprima les sections ouvertement marxistes. Voir Walter Benjamin, pp. 130-161

25 Esther Leslie, Walter Benjamin, p. 149

26 Ernst Bloch, Traces, [1969] Stanford, Stanford University Press, 2006, p. 72

27 Ernst Bloch, Traces, p. 91

28 Louis Martz, The Poetry of Meditation, New Haven, Yale, [édition revue et corrigée] 1962, pp. 71-90

Copyright © Malcolm Miles
Traduit par Charlotte Gould