Voilà ce qu’est une ZONE… Elle peut parfois donner l’impression d’être capricieuse. Mais à tout moment, ce sont nos propres états qui la conditionnent. Bien sûr, il y a eu des cas où des gens sont restés sur le bord du chemin, les mains vides. Il y eut aussi des situations où ces gens périssaient au seuil même de la PIECE. Mais tout ce qui arrive ici dépend non pas de la ZONE, mais de nous !

Tiré du film « Stalker » d’Andreï Tarkovsky, 1979, MOSFILM

Un peu d’histoire

C’est au début des années quatre-vingt, encore à l’ère soviétique, que j’ai vu pour la première fois Stalker de Tarkovsky dans un tout petit cinéma d’Erevan appelé « Pioneer ». A cette époque, les officiels trouvaient suspects les films réalisés par des soviétiques, parmi lesquels Tarkovsky, mais aussi Parajanov, et considéraient qu’il était risqué de les présenter à un large public (quand bien même, et de manière paradoxale, ces films avaient été des commandes de l’Etat). Toutefois, projetés sans annonces préliminaires dans des salles de cinéma ou des clubs de seconde zone, parfois pour des diffusions uniques, de tels films circulaient dans les cercles fermés de l’intelligentsia de l’ancienne Union soviétique dans une sorte d’atmosphère semi-secrète, renforçant de fait la dissidence au sein de la société en dépit de toutes les précautions prises par les systèmes de contrôle.

A cette époque particulière, celle de la dernière décennie de la réalité soviétique avec son atmosphère générale oppressante de désespoir mêlé de désœuvrement, le personnage de STALKER et le concept de ZONE se prêtaient à de nombreuses interprétations penchant principalement, soit vers le formalisme métaphysique pseudo-religieux, soit vers les messages politiques codés dénonçant la réalité très concrète qui avait été celle du public comme de Tarkovsky.

Cette dichotomie dans la compréhension générale, non seulement de STALKER, mais de nombreuses autres perspectives artistiques, était assez caractéristique de la culture dissidente soviétique de l’époque. La complexité et la richesse des notions, des nuances, des images et des références disparaissaient sous une logique de perception basée sur une opposition binaire achoppant sur une simplification sophistiquée du sujet, du contexte, des scènes, des personnages, etc.

Justifiant ces perceptions, STALKER acquit presque immédiatement le statut mythique d’un film porteur d’une vérité illicite, bien qu’il restât pour le grand public soit inconnu, soit trop complexe. Et après l’effondrement du « dernier espoir pour un ordre social alternatif », il devint l’une des représentations symboliques des représentations artistiques alternatives de l’époque soviétique, passé par les meules de la culturation et de l’esthétisation, tout en restant confidentiel, mais maintenant pour un public post-soviétique.

Voyage

C’était la première exposition de Sarkis en Arménie. La première fois qu’il entrait en contact avec un pays, un peuple, une langue, une culture, des comportements et des habitudes gravés dans sa mémoire par de nombreuses réminiscences fragmentaires, par les nombreuses narrations, images et sensations, les nombreux sons et odeurs liés à sa propre histoire, qui, dans toute leur complexité, allaient retrouver l’une des principales patries virtuelles de cet artiste qui se considère comme un nomade par l’esprit. Ce type d’expérience peut être comparé au voyage entrepris vers cet endroit où les souvenirs et les fixations sur des images, les conceptions et constructions encastrés tels des dossiers systèmes dans les mondes conscients et subconscients d’une personne entreraient en interaction avec la réalité de façon spectaculaire. Les conséquences de cette interaction pourraient être de différentes sortes. Une telle interaction peut très bien, s’il y a désillusion, détruire des associations et des images qui étaient très chères. Elle peut aussi accabler la conscience avec des illusions créées par ces perceptions infantiles euphoriques perdues qui sont complètement éloignées du contexte réel. Dans le film de Tarkovsky, Stalker mettait constamment en garde ses clients voyageurs concernant les pièges qui existaient à l’intérieur de la ZONE.

Et il pourrait y avoir d’autres façons de se confronter à la réalité avec les yeux grand ouverts, les sens affûtés, l’esprit libéré et une conscience claire de tous les « pièges » dans lesquels, confrontée à un lieu et à un contexte réels, la mémoire, intensément sollicitée, se met à générer de nouvelles images et situations.

Le voyage de Sarkis en Arménie fut dénué de ce sentimentalisme nostalgique bien banal qui vous place généralement dans la position passive de celui qui est guidé. Il avait choisi le rôle du guide, ou stalker, qui avance à tâtons et se fraye un chemin sur un terrain concret, mais aussi dans l’infini de sa mémoire, définissant ainsi par des situations en constante transformation le territoire de sa présence et de son action.

Ce processus de définition fut long. Sarkis vint à Erevan pour la première fois en 2002 afin de sonder la situation et d’identifier des sites possibles pour ses installations. L’exposition n’eut lieu que deux ans plus tard et coïncida avec les changements très importants rencontrés par l’Arménie dans le domaine socio-culturel.

Le nom de Sarkis n’était connu en Arménie que des cercles restreints du monde de l’art contemporain. Pour le grand public, c’était un personnage tout à fait nouveau, la connaissance des artistes de la Diaspora en Arménie connaissant alors l’inertie logique, structurelle et idéologique développée par la critique d’art locale pendant la période soviétique. Cette situation de clandestinité créait d’un côté certaines difficultés organisationnelles, mais conférait aussi au voyage de Sarkis une logique métaphorique alors qu’il accostait sur l’île de ses souvenirs sans se faire remarquer dans un premier temps.

Lors de sa première visite, Sarkis se promena dans la ville avec ses rues et ses cours, et à la campagne avec ses paysages et ses monastères médiévaux arméniens, faisant des rencontres fortuites avec des gens différents et parlant avec eux, visitant des musées, communicant et absorbant l’énergie de l’endroit. Un endroit qui renfermait au plus profond des contrariétés paradoxales et des ruptures culturelles si dures et saturées par les marques historiques laissées par des périodes différentes et par un présent aux facettes multiples.

Pour Sarkis, il s’agissait là également de l’environnement culturel de deux personnalités artistiques qui sont pour lui centrales : Parajanov et Tarkovsky. Et ces deux figures finirent par constituer les deux axes autour desquels Sarkis structura son œuvre en Arménie.

Deux sites, deux personnages, deux expositions

Au début, Sarkis avait pensé utiliser différents sites autour de la ville qui créeraient un réseau de quatre installations qui, comme des images mentales, seraient fragmentées et interconnectées. Mais plus Sarkis s’impliquait dans le contexte local, plus sa position et le projet lui-même devenaient radicaux.

Il divisa son exposition en deux parties, deux lieux qui reflétaient ainsi la dichotomie de la réalité locale, pleine d’oppositions, de contrariétés et de polarisations. Deux endroits différents, deux états différents, deux histoires différentes, deux destins différents. L’un des deux tenait une place très spéciale pour Sarkis. Il s’agissait du musée de Sergey Parajanov, artiste avec lequel Sarkis était resté dans un dialogue spirituel constant. Le musée fut fondé en 1988 lorsque Parajanov décida de déménager sa collection de Tbilisi à Erevan, mais n’ouvrit ses portes qu’une année après la mort de l’artiste en 1991. C’est un petit musée confortable et bien organisé situé dans un hôtel particulier de type caucasien du 18ème ou 19ème siècle réhabilité et qui se trouve dans le district ethnographique d’Erevan qui avait été imité ainsi à l’époque soviétique. Aujourd’hui, il s’agit de l’une des attractions touristiques les plus importantes d’Arménie [ill. 1].

Sarkis, le reflet et le sublime, Musée Serguei Paradjanov, Erevan, 19 mai -29 août 2004
Le reflet et le sublime, Erevan, Musée Serguei Paradjanov, Erevan, 19 Mai – 29 Août 2004

L’autre exposition eut lieu au centre culturel HayArt. Il s’agissait de l’un des deux gros centres d’art contemporain d’Erevan monté et dirigé par la communauté artistique locale pendant sept ans. Le bâtiment d’architecture moderniste soviétique de la fin des années soixante-dix qui abritait le centre se trouvait au cœur même de la ville. Il avait au départ été utilisé comme pavillon d’exposition par le musée d’art moderne d’Erevan. Il fut ensuite approprié par la municipalité qui finit toutefois par le rendre aux artistes, à leur demande, mais en supprimant leurs subventions. Au début des années deux mille, avec l’avance d’une économie néo-capitaliste post-soviétique et la réalité politique du moment, la situation des institutions culturelles connut des changements. Beaucoup d’endroits furent privatisés et leur fonction initiale changea. Bien qu’incroyablement actif, enthousiaste pour tout ce qui est artistique et internationalement reconnu, le centre HayArt, qui occupait près de 2000m2 dans le centre ville, se mit à connaître des moments difficiles. Sarkis se manifesta et exprima sa volonté d’y monter une exposition au moment précis où la mauvaise tournure prise par les événements atteignait son apogée pour le centre.

En séparant son projet en deux parties, Sarkis marqua une division très claire entre de multiples états, actions, phénomènes et conceptions, telles que l’histoire et l’actualité, l’extase et la souffrance, la lumière et l’ombre, l’échange et le silence d’une pause, le black-out et l’illumination, le souvenir et l’oubli. En installant cette distance entre deux expositions, deux musées, deux situations qui dès le premier regard s’accordait parfaitement avec cette polarisation autoritaire de la compréhension générale des choses, Sarkis invitait clandestinement le spectateur dans une chaîne sans fin de désorientations et de reconsidérations, alors que les espaces muséaux et chaque détail de chacune des installations s’interpénétraient pour révéler de nouvelles significations, tout en restant absolument autonomes dans leurs formes et dans leurs concepts.

A l’intérieur de la ZONE

L’exposition au HayArt intitulée « A l’intérieur de la Zone » faisait directement référence à Tarkovsky. Comme cela a déjà été dit plus haut, le bâtiment qui abritait le centre était un parfait exemple d’architecture moderniste soviétique de la fin des années soixante-dix, dont l’histoire traumatisante des transformations pourrait refléter les drames de toute une époque.

Le bâtiment était constitué de cinq blocs de béton cylindriques reliés entre eux sur de courts piliers reposant sur des îlots quadrangulaires disposés de manière aléatoire. Au début, ces îlots étaient entourés d’eau, donc le bâtiment lui-même était comme une île entourée de gratte-ciel. D’après le projet initial des architectes Gevorg Aramyan et Jim Torosyan, la même logique aurait dû s’appliquer à l’intérieur de la grande salle centrale où Sarkis allait disposer le cœur de son installation. Quatre podiums quadrangulaires dans la salle principale reliés entre eux par un cinquième podium moins élevé en leur centre auraient également dû être entourés d’eau. Au départ, les toits de toutes les salles du musée étaient des modules hémisphériques en plexiglas transparent qui ouvraient directement sur le ciel et sur le sommet des bâtiments alentour laissant par là même entrer dans les salles une lumière verticale.

Toutefois au fil du temps, les circonstances apportèrent différents amendements à cette utopie architecturale. Les eaux qui entouraient le bâtiment se tarirent et « l’île » fut rattachée au « continent ». Les plafonds transparents du musée se brisaient souvent, et c’est pour cela qu’ils furent remplacés par des toits plus classiques avec des fenêtres étroites sur les côtés. Depuis le début de la crise socio-économique de l’ère post-soviétique, le bâtiment s’était délabré. Il n’était plus du tout approprié pour faire office de musée d’art moderne, mais il restait un lieu d’exposition prisé par les artistes de la scène alternative locale. Des années plus tard, lorsque le musée décida de quitter le bâtiment, ces mêmes artistes insistèrent pour qu’il soit reconverti en centre d’art contemporain. La municipalité leur octroya le bâtiment, mais dans le même temps leur coupa toutes leurs subventions publiques.

C’est dans cette architecture poétique monumentale dont les formes clairement modernistes se perdaient sous le lierre qui tapissait la façade telles des vignes de l’oubli, et dont le vide des intérieurs circulaires désorientait, dont le silence ambiant était brisé par des bruits de pas qui résonnaient et dont l’illumination était éternellement changeante, dont les murs étaient abîmés et la topologie emmêlée, que Sarkis identifia le territoire de sa ZONE. Un territoire où la mémoire de l’espace fut accélérée par la mémoire de l’artiste, où l’accumulation de souffrance fut transmise par le truchement d’un aperçu coloré ; un territoire où différentes histoires et significations se rejoignirent, s’embrouillèrent puis générèrent de nouvelles histoires bien réelles et des myriades de nouvelles significations.

La scénographie habilement créée par Sarkis avec très peu de moyens à l’intérieur du bâtiment créait l’illusion d’une architecture complètement retournée sur elle-même et qui découvrait ses entrailles. Les spectateurs, après être passés par une entrée très étroite et avoir gravi un escalier qui, à côté de cette entrée, semblait gigantesque, se retrouvaient à l’intérieur d’un espace circulaire absolument vide et faiblement éclairé par la lumière qui pénétrait dans la salle par les fenêtres étroites sous les hauts plafonds. Le regard des spectateurs se mettait spontanément à parcourir la surface des murs et des plafonds noircis avec leurs taches grises apparentes laissées par l’humidité pendant la saison hivernale. L’impression d’une mise en scène était renforcée par l’odeur aigre et familière, bien qu’également ambiguë, qui flottait dans l’air.

Le seul point de repère que les spectateurs pouvaient apercevoir dans la pénombre susceptible de leur indiquer la suite du chemin était une entrée étroite et lumineuse donnant sur l’espace suivant et qui ressortait sur le fond de cette surface murale sombre. Mais alors qu’ils se dirigeaient vers ce passage, le mouvement et l’attention des spectateurs étaient soudainement arrêtés par la bassine de fer blanc disposée au sol sur leur chemin. Elle était remplie d’une eau à la surface de laquelle flottait une miche de pain qui, petit à petit, se décomposait et se transformait en patouille, diffusant dans tout l’espace l’odeur aigre caractéristique des métamorphoses.

Contrastant avec la première salle, la seconde était complètement inondée de lumière. Elle contenait également une forme circulaire avec en son centre un escalier reliant le niveau inférieur de la salle à la galerie circulaire en console. De cette galerie, il y avait un autre passage vers la troisième salle de structure similaire, mais dont les escaliers faisaient descendre les spectateurs d’une galerie circulaire en console similaire vers le rez-de-chaussée. Les spectateurs qui parcouraient les salles du bâtiment en montant et descendant rencontraient sur chaque niveau les mêmes bassines en fer blanc qui jalonnaient le chemin menant à la partie principale de l’installation avec leur pain en décomposition. Répétant les structures des salles, les bassines étaient éparpillées dans l’espace comme autant de métaphores d’un état transitoire. Le processus de décomposition absorbait toutes les significations symboliques initiales qui se rattachent au pain, à l’eau et au récipient rendant palpable pour le spectateur le processus de décomposition à l’intérieur même d’un espace en désintégration, conférant à l’existence et à la transition, grâce à cette perception intuitive et personnelle de ce moment, de nombreuses significations nouvelles.

Seule la dernière bassine était remplie d’une eau claire à la surface de laquelle flottait un petit récipient en fer blanc ressemblant à un bateau ou à un petit plat de cuisson et rempli à moitié d’une eau dans laquelle se dissolvait un pigment bleu ciel déposé par l’artiste. C’était une salle d’anticipation ; un lieu de pause et de concentration. C’était l’endroit où les héros de Tarkovsky mettaient un terme à leur voyage sans entrer dans la PIECE tant chérie. Par la porte de fer entrouverte de l’autre côté de la bassine, on pouvait entendre au loin l’énergie fluctuante d’un orage et sentir la présence d’une chose depuis longtemps attendue. Le chemin interminable à travers des espaces et des passages gris et monochromes conduisait à cette chose floue pulsant derrière une porte de fer entrouverte qui, une fois franchie, ouvrait sur un ordre des choses totalement différent. Les petits espaces circulaires avec leur système complexe de passages et leur environnement sans couleurs se transformaient soudain en l’espace vaste de la salle centrale remplie de lumières et de couleurs et baignée dans une atmosphère d’excitation et d’apaisement.

Le bruit du tonnerre grondant au loin était suivi par une pluie battante qui s’infiltrait par le toit et envahissait l’espace. Le bruit d’une averse s’abattant sur les surfaces lumineuses peintes bleues, rouges et jaunes des podiums et se mélangeant avec les reflets de ces couleurs remplissait l’espace d’une aura de fraîcheur. Sarkis avait recouvert le quatrième podium d’une multitude de tapis arméniens antiques. L’atmosphère iridescente de l’espace s’accumulait dans ce patchwork de couleurs et d’ornements formé par ces tapis qui, pour les spectateurs, étaient une invitation à grimper et s’installer sur cette étendue colorée de souvenirs préservés par millier, de tributs de guerre, de mythologies, de traumatismes et d’amnésies. Assis sur ce podium, touchant les courbes et les textures des ornements, le spectateur pouvait parcourir des yeux la PIECE et, concaténant tous les éléments fixes qui se trouvaient là, les animer grâce aux souvenirs ainsi mis en branle. Dans le silence de la pluie qui cesse ne laissant résonner que de lourdes dernières gouttes, le long voyage qui semblait maintenant terminé apparaissait dans un espace hors du temps, engagé pour ne plus jamais finir.

La scénographie initiale d’un espace retourné sur lui-même tangible sur tout le chemin menant à la PIECE était à un moment donné inversée de nouveau, enchaînant ainsi tous les éléments et concentrant les énergies accumulées dans l’objet central de toute l’installation. Avec cette tête de cristal renversée sur le sol d’albâtre au centre de l’espace et brillant sous un projecteur puissant comme une météorite précieuse tombée du ciel, Sarkis juxtaposait les processus de renaissance de différents souvenirs sur le territoire de sa ZONE. Comme dans le film de Tarkovsky où la ZONE trouve son origine dans la chute d’une météorite, la tête de cristal scintillante posée dans la ZONE de Sarkis, et qui se trouvait être le portrait de l’artiste lui-même portant un casque de cosmonaute, endossa le rôle symbolique de « cause originelle ». Ce fut l’artiste qui définit le territoire de sa ZONE en activant les énergies du Leidschatz (les trésors de souffrance) et du Kriegschatz (les trésors de guerre) par la juxtaposition de ses souvenirs avec la mémoire ravivée de cet endroit délabré, offrant une chance à chaque spectateur qui entrait dans la ZONE de révéler ses traumatismes, ses amnésies, sa connaissance, ses certitudes et ses doutes, prenant ainsi part à ce voyage en quête d’une mémoire universelle dans laquelle une pincée de pigment versée dans le bateau de fer blanc de Sarkis pouvait soudainement se transformer en mer de couleur, comme cette transformation des bateaux sur leurs podiums de couleur.

« Se jeter dans le cœur de la bataille » ; voilà une idée exprimée un jour par Sarkis à Erevan qui décrivait très clairement la position de l’artiste engagé dans un processus d’interaction avec le contexte réel.

Pour Sarkis, le concept de ZONE et les questions concernant la renaissance du souvenir et de l’endroit, le problème de la transmission dans ce projet en particulier, revêtaient une importance toute particulière. Lorsqu’il vint à Erevan au début du mois de mai 2004 pour installer son exposition, le centre HayArt avait déjà été retiré à la communauté artistique qui tentait alors tant bien que mal de le récupérer. Tous les projets prévus pour cette année-là, à l’exception de celui de Sarkis, furent annulés. Sarkis n’y vit pas un privilège, au contraire, il mit tout son projet en contexte en rejoignant la lutte des artistes. Pendant les neuf jours de son séjour à Erevan, le centre HayArt fut comme assiégé par les artistes, les étudiants, les intellectuels et les activistes. Chaque soir après avoir travaillé sur son installation, Sarkis donnait de longues conférences aux étudiants et aux artistes avec qui il entrait ensuite dans de longues discussions, suivies de réunions, puis d’interviews. Puis il y eut l’inauguration. Celle-ci fut suivie de trois longs mois d’été pendant lesquels l’exposition fut ouverte et le combat des artistes pour garder le centre continua.

Le reflet et le sublime

Au musée Parajanov, la situation fut complètement différente de celle de HayArt. Au lieu d’un état sombre et marginal de résistance face à la menace imminente de destruction, le musée Parajanov se distinguait par une atmosphère lumineuse, colorée, chaleureuse et apaisante. Le musée surplombait un ravin, offrant une vue spectaculaire sur le Mont Ararat, sur la ville se découpant sur l »horizon et sur une petite maison ancienne et délabrée en contrebas dont une partie était encore habitée.

Le musée abritait principalement les collages, dessins et photos de Sergey Parajanov ainsi que des archives et œuvres d’art données à différents moments par différents artistes, soit à Parajanov lui-même, soit au musée. Toutes les œuvres, tous les objets, archives, artefacts et donations y étaient exposés dans une logique intégrative obéissant à la méthode d’appropriation omnivore caractéristique des collages de Parajanov, tout en étant clairement séparés par époque, par type et par genre.

Pour Sarkis, dont les conceptions artistiques concernant la présentation et la réception des œuvres d’art, ainsi que leur réification dans les cadres institutionnels du musée, ont été concrétisées dans ses installations de très nombreuses fois et dans de très nombreux musées différents partout dans le monde, il s’agissait d’une occasion très attendue de poursuivre son dialogue avec Parajanov.

Là, Sarkis divisa son installation en deux parties. Une partie de l’œuvre se trouvait à l’intérieur, et l’autre partie à l’extérieur. Alors que dans son installation à HayArt Sarkis avait appliqué la méthode de la perception ininterrompue de ce territoire qu’il avait déterminé comme ZONE, au musée Parajanov, il créa un intervalle entre deux situations. Cette distance, obtenue en appliquant la méthode du montage, laissait au spectateur l’opportunité d’avoir une attitude critique vis-à-vis des œuvres présentées à l’intérieur du musée, ce qui permettait l’inclusion dans le processus créatif du renouvellement du souvenir, au même titre que la génération de nouvelles images ou significations.

Lorsqu’il approchait le musée, le spectateur pouvait voir un grand miroir appuyé contre le mur de la vieille maison en ruine en bas de la colline. Dans ce miroir à la forme schématique de maison se reflétaient les murs du musée Parajanov. Le reflet déformé du bâtiment changeait constamment en fonction de la lumière et du point de vue du spectateur qui pouvait parfois apercevoir des fragments de ciel, des bâtiments voisins ou les couleurs des alentours.

Dans la salle principale au premier étage du musée, là où se trouve « l’Autel » bien connu créé par Parajanov, Sarkis avait disposé sur la table tapissée une vieille bassine en cuivre remplie d’eau. La surface de l’eau où flottait une tranche de pain reflétait les images des vingt-cinq films réalisés par Sarkis à Saché et diffusés sur un téléviseur disposé derrière la bassine. Les sons de cloche et la musique juxtaposés avec les gestes emphatiques de l’artiste/acteur dans les scènes qui apparaissaient à l’écran électrisaient l’espace, déplaçant par la même occasion le décorum narratif de l’exposition et définissant un intervalle de perception accessible au spectateur et qui transformait l’exposition dans son ensemble, mais aussi chaque objet individuel du musée en une expérience totale correspondant à la conception de Sarkis.

Le dernier élément de l’exposition au musée était la figure présentée au deuxième étage parmi les collages de Parajanov. Il s’agissait d’une silhouette debout avec les bras écartés recouverte de vieux bouts de tissus trouvés dans l’un des tiroirs de Parajanov dans le musée. Déroulées à partir de la tête de la silhouette et tombant devant et derrière, des bandes de cassettes vidéo cascadaient comme de lourdes boucles noires, contenant les enregistrements des films de Parajanov et fonctionnant comme la visualisation du souvenir de ces films. Deux piles de vidéos du même type étaient posées au sol. Pendant qu’il travaillait sur cette silhouette, Sarkis donna un nom à cette sculpture qui allait plus tard disparaître derrière le titre général « Le Reflet et le sublime ». Il la baptisa Les Mariés, regroupant deux oppositions et décrétant en même temps une distance entre eux par le flux sans fin de souvenirs qui canalise les énergies des souffrances accumulées et des trésors de guerre. Une distance, un intervalle dans lequel le Sublime peut surgir.

Épilogue

L’exposition de Sarkis à Erevan dura trois étés torrides. Malgré tous les efforts déployés par la communauté des artistes locaux, malgré la solidarité internationale exprimée par des amis et des collègues du centre, malgré les interviews et les appels enflammés de Sarkis pour que HayArt reste un centre d’art contemporain, et malgré l’exposition de Sarkis elle-même qui avait offert une opportunité et du temps pour sauver la situation, le centre culturel HayArt ferma ses portes à l’art contemporain deux jours après la fin de l’exposition. La société connaissait alors une descente imperceptible dans une nouvelle réalité politique, sociale, économique et culturelle qui n’était pas sans rappeler l’atmosphère de la période de stagnation soviétique des années 1970 et 1980. Après la clôture de l’exposition, le musée Parajanov ne fut pas en mesure d’accepter la figure des Mariés que Sarkis souhaitait offrir au musée arguant que l’installation était trop grande et qu’ils ne disposaient pas d’assez d’espace pour l’accueillir. L’autre partie de l’installation, la maison en miroir, était menacée de destruction totale car des travaux allaient démarrer à cet endroit.

Le groupe d’artistes déménagea l’installation dans la collection du Centre d’art contemporain de Gyumri et elle fut reconstruite afin d’être exposée de manière permanente dans une salle d’exposition intitulée « Style » d’après une nouvelle scénographie dictée par Sarkis.

Au centre d’une pièce rectangulaire illuminée par deux fenêtres de verre bleu, la silhouette est exposée avec ses cascades de lourdes boucles de bandes vidéo noires. Deux piles de vidéos du même type sont disposées au sol dans les deux coins du mur où se trouvent les fenêtres, derrière la figure. Le spectateur pénètre dans la pièce par une entrée étroite et s’approche de la figure qui se tient dans un contre-jour bleu. Lorsqu’il se retourne, le spectateur se retrouve reflété en même temps que la figure dans un grand miroir en forme de maison. Le silence se fait tout autour.

Tous droits réservés Ruben Arevshatyan